Lucien LESNA [1863 - 1932]
L’homme dont nous allons évoquer la carrière ce mois ci fut un de ces fondus de vitesse, un touche à tout pour qui la vie ne pouvait être que dans le mouvement. A la fin du 19ème siècle, période où le cyclisme de compétition n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements et aussi à ses premiers excès, l'histoire de la compétition cycliste est faite d'anecdotes, de légendes et aussi de beaucoup d’incertitudes. Rappelons le ici une nouvelle foid le vélo est le premier engin à propulsion humaine qui permet d’aller vite et loin. Alors dans une période d’euphorie et d’invention les compétitions en tout genre se multiplient, de l’épreuve de vitesse aux distances extrêmes il y en a pour tous les goûts et certains comme Lucien Lesna se font les spécialistes des épreuves de fond.
Lucien Lesna naît en 1863 à Locle (Le Locle) petite ville nichée à 1000 mètres d’altitude près de Neufchatel en Suisse. Ces parents sont français mais nous ignorons tout de leur profession en tout cas ils déménagent un peu plus tard à Genève où Lucien Lesna va tardivement découvrir le cylisme. En effet lorsqu’il aborde la compétition il a déjà 26 ans. Il démontre tout de suite d'exceptionnelles qualités d'endurance ainsi qu’un caractère bien trempé. Ce champion est un drôle de bonhomme, une trajectoire unique dans le monde du cyclisme faite d’accidents, d’exploits et aussi de mystères.
Dès 1890 il remporte le titre de champion de l’union vélocipédique de Suisse Romande. Sa carrière est lancée par ce succès mais il faudra attendre 1894 pour qu’il rentre dans la cour des grands en s’imposant dans Bordeaux Paris la reine des classiques de l’époque. Cette même année il remporte deux autres courses de grand fond : Paris Saint Malo (environ 400 km) et Paris Bar le Duc (environ 250 km). Les années suivantes notre homme change son fusil d’épaule préférant les épreuves sur piste probablement moins contraignantes et plus lucratives. Il est champion de France de demi-fond en 1895 puis l’année suivante il devient champion d’Europe de la spécialité en parcourant les 100 kilomètres en 2 heures 21 sur la piste de Berlin. Avec cette victoire il entre en conflit avec l’Union Vélocipédique de France car seule la fédération allemande organisatrice reconnaît cette épreuve. De fait cela l’exclu des championnats du monde de la discipline qui doivent se dérouler quelques semaines plus tard à Copenhague. On ne sait pas grand-chose de plus sur ce conflit qui oppose Lucien Lesna et l’UVF, par contre on s’aperçoit que notre homme est têtu. Absent des palmarès sur route comme sur piste l’année suivante (malgré mes recherches je n’ai trouvé aucune explication à cela) on le retrouve à nouveau champion d’Europe de la spécialité en 1898 à Mayence en Allemagne. A ce moment Lucien Lesna, qui a déjà 35 ans, semble parti pour achever sa carrière sur la piste.
La période 1898 1900 demeure assez obscure. Lesna apparaît au palmarès d’une seule course le grand prix de Hambourg 1899 qu’il achève à la troisième place. Notre homme qui a vécut longtemps en Suisse parle probablement plusieurs langues dont l’allemand et il a probablement couru le cachet en Allemagne notamment lors de courses à handicap avant de disparaître complètement de la circulation.
Bouhours (1) - Lesna (2) - Köcher (3) Course d’une heure le 13. Août 1899 à Friedenau (Berlin)
Il semblerait qu’ayant expérimenté avec bonheur sur les pistes allemandes un derny un peu particulier : une moto tandem, il soit parti avec cet engin écumer les épreuves sur piste australienne et américaine.
Steger (coureur de Berlin) et Hösina (Sprinter autrichien) sont ici les entraineurs de Lucien Lesna en 1898 lors d’une course de 50 kilomètres à handicap sur la piste de Friedenau (Berlin). Il remportera la course. Le tandem utilisé ici est un des premiers utilisant à la fois un moteur (1 3/4-PS-de-Dion-Bouton) et la force humaine.
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En 1901 Lucien Lesna fait son retour sur la route à 38 ans…
Preuve de son probable passage fructueux aux USA il revient à la compétition, sponsorisé par une firme de cycle de Cleveland.
Cette firme américaine, inconnue ou presque en Europe, a en tout cas misé sur le bon cheval, en effet Lesna est plus fort que jamais. Il remporte coup sur coup les deux plus belles classiques de l’époque : Paris Roubaix et Bordeaux Paris.
Arrivée de Paris Roubaix ?
Il manque même réaliser le triplé avec Paris Brest Paris mais, alors que vers Rennes, il compte deux heures d’avance sur ses poursuivants dont Maurice Garin, le futur vainqueur, ses entraîneurs lui conseillent de prendre un bain pour se reposer. Au sortir de ce bain, peut être victime d’une insolation il n’est plus que l’ombre de lui-même et bientôt dépassé par Garin il va abandonner l’épreuve. Après les larmes de la défaite en rase campagne notre homme n’eut plus qu’un objectif obtenir une grande victoire et battre Garin.
Un bouquet probablement pour Paris Roubaix (beaucoup de boue sur les jambes et la tenue de Lesna)
Comme nous l’avons vu notre homme a du caractère et il supporte mal cette défaite face à l’étoile montante du cyclisme Maurice Garin. Il rumine sa vengeance et se prépare comme un forcené pour une nouvelle course que l’on annonce comme très difficile : Marseille Paris.
Le départ de la première édition de cette épreuve est donné le 18 mai 1902. Au menu des nombreux concurrents une distance de 938 km. Lucien Lesna tient par-dessus tout à cette victoire car Maurice Garin est donné favori par beaucoup. Lesna qui approche des 40 ans a une nouvelle fois été battu par Garin lors de Bordeaux Paris et il admet très mal la suprématie de son adversaire. Alors pour parvenir à ses fins il s'est entraîné dur. Il a dit on parcouru 6000 km en 2 mois y compris en Algérie et en Tunisie. Il est fin prêt pour ce grand défi. Aussi quand il est réveillé à minuit pour apprendre que Maurice Garin vient de déclarer forfait victime de douleurs persistantes à la jambe inexpliquées. Furax de ne pouvoir se mesurer encore une fois à Garin, il se calme en avalant 6 œufs et 3 tasses de chocolat. À 3 heures du matin, le départ est donné sur l'Esplanade des Quinconces noire de monde. Les premiers kilomètres se font dans l’obscurité et une chute collective jette Lucien à terre. Son vélo hors d’usage il est dépanné par ses entraîneurs et il repart au bout de quelques minutes. Ce genre d’incident décuple sa motivation et il repart à un rythme très élevé. Il double un à un tous ses adversaires et il prend la tête avant d’atteindre Salon-de-Provence. Il reste à cet instant de la course environ 870 kilomètres à parcourir mais cela ne fait pas peur à Lucien Lesna qui entame alors un raid solitaire insensé. Il roule seul luttant contre un mistral violent jusqu'à Valence. Il bénéficie d’un temps un peu plus clément aux abords de Lyon mais ensuite lui et ses poursuivants doivent affronter des trombes d’eau. A partir de Dijon, les conditions météorologiques sont dantesques et Lucien Lesna est obligé de passer des vêtements secs à chaque contrôle. Il a froid, il distingue à peine les pièges de la route noyée sous une couche d’eau boueuse. La chaussée pleine de cailloux charriés par les pluies diluviennes n’est plus qu’un vaste marécage. Pourtant il pédale encore et toujours, maculé de boue de la tête aux pieds, concentré sur son objectif : la victoire. Il n'apprendra qu'après l'arrivée le décès de son ami le Belge Charles Kerft. Ce coureur, originaire de Verviers, fut frappé d’une congestion ou d'une rupture d'anévrisme durant la nuit mais il ne fut retrouvé dans le fossé mort de froid que le lendemain matin. Son frère Marcel 5ème de la course n’apprendra son décès qu’à l’arrivée. Il continue comme un automate, à pédaler mu par une volonté farouche d’arriver au bout et d’arracher cette victoire qui fera définitivement de lui un très grand du vélo. De fait, à l'arrivée au Parc des Princes où il est attendu par plus de vingt mille personnes son second Rodolphe Muller est à plus de 7 heures. Il jubile, il a dévoré les 938 km en 38 heures et 43 minutes. Le champion ne sait pas que cette édition sera la dernière car les ambitions des organisateurs de l'épreuve, l'Auto Journal sont maintenant penchés sur la première édition du Tour de France cycliste qui verra le jour en 1903. Mais Lucien Lesna ne connaîtra jamais le Tour de France, jugé trop vieux et dangereux pour l'espoir Maurice Garin, il sera éjecté du milieu. D’autres sources affirment que Lesna a définitivement rangé son vélo à l’issue de cette course terrible. En tout cas Lucien Lesna restera à jamais dans l’histoire comme l'unique vainqueur de Marseille-Paris, épreuve jugée tellement difficile qu'elle n'aura connu qu'une seule édition.
En 1903, voilà notre héros jeune retraité des pelotons mais comme vous vous en doutez cet homme actif et passionné ne pouvait rester sans se lancer de nouveaux défis. Il s’essaya à la course automobile et aux courses de moto. Lors d’une compétition il fut victime d’un grave accident qui lui coûta sa rotule droite et l’handicapa le restant de sa vie. Ce fut la fin de sa carrière sportive. Là encore les sources divergent pour certaines c’est lors du tristement célèbre Paris Madrid que cet accident eut lieu. Pour mémoire au départ de ce premier et dernier Paris-Madrid, 314 concurrents dont Maurice et Henry Farman ainsi que de nombreux futurs constructeurs automobiles : Messieurs Lancia, Rolls, Austin et Royce. A l'arrivée de la première étape, à Bordeaux, il ne reste que 99 concurrents. Et dix morts jonchent le parcours. Parmi les victimes il y a Marcel Renault le frère de Louis. Bizarrement là encore on ne trouve pas de trace de lui dans les listes d’engagés que j’ai pu consulter ce qui semble confirmer que c’est lors d’une course de moto qu’intervint ce grave accident. A peine remis sur pied Lucien Lesna rebondit là où on ne l’attend pas en créant un institut de massage à Paris.
En décembre 1909, le coup du risque reprend le dessus et Lesna qui s’ennuie probablement dans ses petites affaires parisiennes achète un avion Blériot-XI (voir photo) avec des commandes de vol spéciales pour sa jambe paralysée.
Il a 46 ans. Il suit l’école de vol de Pau au début de l’année suivante, mais son avion fait une chute. L’appareil est démoli et il est à nouveau blessé. Mais rien n’arrête un homme intrépide et passionné par la vitesse comme lui et il continuera à voler malgré tout. En juin 1912 son appareil capote lors d’un décollage au meeting à Valognes. Il est projeté hors de l’avion contre un arbre et subit encore de sérieuses blessures. L’appareil est détruit. Lesna qui comprend peut être qu’il n’a plus la condition physique suffisante abandonne le pilotage mais ouvre en 1912 une école de vol à Mourmelon ou Juvisy ( ?) soutenu par Blériot. Par cette action il a contribué à la formation de base de nombreux pilotes pendant la 1ère Guerre mondiale.
En 1932 à près de 70 ans, ce cycliste émérite, perdit la vie dans un accident de moto sur la route d'Evreux. Sa mort est finalement en accord avec son existence trépidante au cœur des principales innovations de son époque vélo, moto, auto et avion. Cela ne ressemble en rien à « métro, boulot, dodo » et un homme comme lui ne pouvait mourir dans son lit. Alors chapeau Monsieur Lesna, chapeau pour votre carrière et votre vie dont la devise aurait pu être : toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite.
Palmarès : |
1890 Champion de l’Union Vélocipédique de Suisse Romande
1891 2ème du Tour du Léman
1892 1er de Bale Strasbourg
4ème de Genève Berne
1893 2ème de Paris Ostende
3ème des 6 heures de Paris
1894 1er de Bordeaux Paris
1er de Paris Saint Malo
1er de Paris Bar le Duc
1895 Champion de France de Demi-fond,
1896 Champion d’Europe de Demi-fond
1898 Champion d’Europe de Demi-fond
1899 3ème du grand prix de Hambourg
1901 1er de Paris Roubaix
1er de Bordeaux Paris
1902 1er de Paris Roubaix
1er de Marseille Paris
2ème de Bordeaux Paris |
La victoire au but de la souffrance Marseille Paris 1902
L’incroyable épopée de
Marseille-Paris 1902 n° 520
de Didier Rapaud
prix : 15,90 €
Editions Cristel, 16 avenue Blaize-de-Maisonneuve – 35400 Saint-Malo
Ce fut le seul Marseille-Paris organisé. Son fondateur : Henri Desgrange.
Une course dantesque de 938 km remporté par Lucien Lesna en 38 heures 43 minutes laissant à 7 heures et 3 minutes le second. Un récit haletant qui laisse à peine le temps de respirer et donne la sensation de participer à l’épreuve.
Comme nous avons pu le découvrir ensemble lors du coup de chapeau consacré aux frères Farman et à Léon Bathiat ils sont nombreux les passionnés de vitesse à avoir fait leurs premières armes dans le cyclisme avant de s’intéresser à l’automobile puis à l’aviation.
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