Pierre GIFFARD
Le petit monde du cyclisme que nous parcourons ensemble depuis bientôt trois ans à la découverte de champions, d’inventeurs, d’explorateurs, doit beaucoup à l’homme de plume que nous allons évoquer ce mois ci.
Pierre Giffard, rédacteur en chef, éditorialiste et journaliste sportif fut un acteur majeur dans l’évolution de la presse sportive et du journalisme sportif en France dans les années 1880 et 1890.
Pierre Giffard est né le 1er mai 1853 dans la petite commune de Fontaine le Dun en Seine-Maritime. Il est décédé le 21 janvier 1922 à Maisons-Laffitte. Son père était notaire et maire du village. Dès l’âge de 8 ans le jeune Pierre est pensionnaire dans différents établissements scolaires à Rouen puis à Paris. Ces années de contraintes forgeront en lui une véritable idéologie républicaine.
Lorsque la guerre de 1870 éclate il va s’engager au Havre dans l’armée auxiliaire. Il est nommé lieutenant le 10 décembre 1870. La guerre terminée, il achève ses études et il est reçu bachelier en août 1871. Son père décède peu après et Pierre s’installe à Paris et se découvre une passion dont il veut faire son métier : le journalisme.
De 1873 à 1878, il entre successivement au « Corsaire », à « l’Evènement », à « la France », au « Gaulois ». En 1880, les directeurs du journal « Le Figaro », qui ont remarqué son talent d’écriture mais aussi sa rigueur et son originalité notamment lors des conférences qu’il a donné durant l'Exposition universelle de Paris de 1878 à propos des inventions du téléphone, du phonographe entre autres... l’embauche dans la rédaction de leur journal. Cette collaboration durera 7 ans et fera de Pierre Giffard l’un des plus grands journalistes français de son époque. Il est alors ce que l’on nomme aujourd’hui un grand reporter. Au gré de l’actualité mondiale il voyage et découvre la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, l’Autriche, l’Angleterre, l’Ecosse, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, Malte, Chypre, l’Espagne, la Hollande, le Danemark... Il est présent lors de la prise de Sfax (Tunisie) ainsi que lors du débarquement de la flotte anglaise à Alexandrie.
Bientôt le journalisme même aux quatre coins du globe ne lui suffit plus il souhaite marquer de son empreinte le journalisme en appliquant sa façon de travailler et son style à un journal tout entier.
C’est finalement Hyppolite Auguste Marinoni, le patron de presse qui possède entre autres « le petit journal » qui va lui mettre le pied à l’étrier en lui proposant la direction du service information du quotidien en octobre 1887. En même temps il continue à livrer des chroniques aux lecteurs sous le pseudonyme de « Jean sans Terre ».
C’est à peu près à la même époque qu’il commence à s’intéresser aux sport et plus particulièrement à la bicyclette. Son développement passant doucement dans toutes les couches de la population le fascine vraiment. Il y voit une source fondamentale de progrès de l’humanité. Il écrit alors : « Jamais je ne pourrai dire le contentement, le bien-être que procure à un homme ce sport hygiénique. Il y a trois ans, je regardais passer un vélocipédiste avec curiosité comme une bête. La bête, c’était moi. Il était lui l’homme pratique, le malin. Ah ! que je suis donc de son avis, à présent que j’ai appris à jouer de son instrument ! ». Il ajoute même que la bicyclette est pour lui un bienfait social.
Vers 1890, l’industrie du cycle est en plein boum, les achats de bicyclettes progressent au sein de la petite bourgeoisie. Des magasins ouvrent leurs portes un peu partout bien que le prix d’une bicyclette soit supérieur à un mois de salaire moyen. Les infrastructures se développent elles aussi et les épreuves sportives connaissent un véritable succès populaires. Près de 300 vélodromes et pistes sont construits entre 1890 et 1900 : le Vélodrome d’Hiver (1892), le Vélodrome Buffalo (1892), le Parc des Princes (1897) … Pierre Giffard, à la fois fervent admirateur de la bicyclette et avisé patron de presse se dit qu’organiser une course sortant de l’ordinaire permettrait de doper durablement les ventes du « petit journal ». Il réfléchit donc à la création d’une épreuve hors norme mais il n’est pas le seul et son collègue journaliste et néanmoins ami Maurice Martin le devance d’un boyau en organisant le premier Bordeaux Paris le 23 mai 1891 (voir coup de chapeau à Maurice Martin). Qu’importe, Pierre Giffard va aller plus loin dans la démesure en annonçant pour le 6 septembre de la même année le premier Paris-Brest-Paris. Il souhaite démontrer le caractère pratique de la bicyclette par cette course de 1200km.
L’épreuve est un vrai succès avec plus de 400 inscriptions. 206 cyclistes, des amateurs et des professionnels participent à cette édition avec des soigneurs, des mécaniciens et surtout des entraîneurs. Les machines qui ont été plombées avant la course pour contrôler l’utilisation d’une seule et même machine par les participants, sont montées avec des pneus en caoutchouc creux ou des pneumatiques gonflables. Charles Terront sur pneumatiques Michelin,gagne la course, roulant sans dormir durant 71h 22m (voir coup de chapeau à Charles Terront).
1891, est vraiment la grande année de Pierre Giffard. Certes Maurice Martin l’a devancé, mais son épreuve est un grand succès et il organise aussi cette même année la course à pied Paris Belfort. Malgré ces différentes organisations, Pierre Giffard trouve toujours le temps d’écrire et il publie toujours en 1891 un petit livre qui va marquer à jamais l’histoire de la bicyclette. Cet ouvrage qui a pour titre « La Reine Bicyclette », (l’histoire du vélocipède, des temps les plus reculés jusqu’à nos jours) n’est pas un chef d’œuvre absolu mais Pierre Giffard y utilise une expression qui fera date : « la petite reine ». L’emblématique dessin de couverture (une jeune femme portant au-dessus sa la tête un vélo) et le titre du livre feront le reste.
Cette expression matérialise si bien le rapport très particulier et affectif qui lie un cycliste à sa machine que très vite, les amateurs de la bicyclette adopteront, en référence au livre de Giffard, « la petite reine ».
Aucune autre invention humaine n’a trouvé dans la langue française un surnom à la fois affectueux et respectueux comme celui-ci, signe de la confiance et du respect que l’homme porte à sa bicyclette, à sa petite reine.
En 1892, sa carrière de journaliste, d’écrivain et peut être aussi la création de Paris-Brest-Paris lui valent d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur.
La même année, associé à Paul Rousseau, il fonde le journal Le Vélo. Au départ, ce quotidien n’est consacré qu’à la petite reine. Mais pour qu’il puisse se développer, Pierre Giffard comprend qu’il doit s’intéresser aux autres sports. C’est ainsi qu’en 1896, Le Vélo devient « le quotidien de tous les sports ».
Le Vélo était un quotidien français spécialisé dans le sport. Ce titre, qui était omnisports, fut publié du 1er décembre 1892 à 1904 et cessa sa parution suite à la montée en puissance de L'Auto, journal concurrent fondé en 1900 suite aux rivalités générées par l'affaire Dreyfus. Pierre Giffard, directeur du Vélo, était Dreyfusard tandis que nombre de fabricants de cycles finançant le journal par leurs publicités étaient anti-Dreyfusards, en particulier le comte Jules-Albert de Dion. Ces derniers confient à Henri Desgrange les moyens nécessaires pour créer L'Auto-Vélo en 1900. Un procès met alors aux prises Le Vélo et L'Auto-Vélo pour contrefaçon du titre, et Le Vélo gagne la partie le 16 janvier 1903. Dès l'été 1903 pourtant, le vent tourne, avec la mise en place par L'Auto du Tour de France, qui lui assurre l'hégémonie sur le marché des quotidiens sportifs. En 1904, Le Vélo stoppe ses activités.
Ce journal populaire bénéficie du soutien de nombreux annonceurs dont de grosses entreprises françaises comme Michelin, Peugeot et surtout, le comte De Dion. Jules-Albert comte de Dion était un homme en vue à la fin du 19ème siècle. Avec son associé Georges Bouton, il a fondé la société des automobiles De Dion-Bouton à Puteaux en 1883, qui fut, pendant une petite période, le plus grand fabricant automobile au monde, puis, après la Première Guerre mondiale, le principal fabricant français d'autorails. Ces annonceurs font vivre le journal et c’est même grâce à eux que le quotidien a les ressources financières pour organiser de grandes épreuves sportives.
En 1894, le 22 juillet, Pierre Giffard organise pour le compte du « Petit Journal » la course Paris-Rouen qui est considérée comme la première vraie compétition automobile non chronométrée. Il crée le 19 juillet 1896 le « Marathon de Paris ». Il contribue à la fondation de « l'Automobile Club de France» avec le Comte de Dion.
Ces hommes qui se connaissent et se respectent vont soudain se trouver en opposition farouche sur le plan politique. Les divergences vont même prendre une telle importance qu’elles vont avoir des effets surprenants puisque l’on peut même dire que c’est de cette opposition que va naître le tour de France. Non, Pierre Giffard n’est pas le fondateur caché du Tour mais c’est en grande partie contre lui, contre ses opinions républicaines et contre le succès de Paris-Brest-Paris que la grande boucle a été créée.
En 1897, Pierre Giffard a créé dans son journal une nouvelle rubrique intitulée « carnet du jour » et il y traite de politique générale. A cette époque, l’actualité est dominée par l’affaire Dreyfus. Cette pénible histoire exacerbe les clivages politiques au-delà de ce que l’on pouvait imaginer alors. Pierre Giffard, républicain, respectueux des droits de l’homme et de la justice va très vite prendre fait et cause dans son journal pour le Capitaine Dreyfus.
En février 1898, le procès d’Émile Zola suite à la publication de son retentissant « J’accuse ! » va précipiter le journal de Giffard dans la tourmente. Grand admirateur de l’écrivain, Pierre Giffard prend la défense de Zola dans « le vélo » et s’insurge contre le racisme de moins en moins latent dont sont victimes les juifs.
En septembre 1898, avec l’arrestation puis le suicide du colonel Henry (l’homme qui a produit les faux accusant le colonel Dreyfus), Le Vélo bascule définitivement dans le camp dreyfusard. Il prend position en faveur de la révision du procès et soutient le colonel Picquart.
En juin 1899, un arrêt de la Cour de cassation ordonne la révision du procès. Peu après à Paris, a lieu une manifestation de royalistes dirigée contre le président de la République : Émile Loubet, considéré comme dreyfusard. Parmi ces royalistes figure Albert de Dion, le principal annonceur du Vélo ! Émile Loubet est frappé à coups de canne. Pierre Giffard dénonce « cet écœurant spectacle » et l’attitude de son annonceur.
En août et septembre 1899, le procès de révision du capitaine Dreyfus prend une importance prépondérante dans le journal à tel point que les nouvelles sportives sont reléguées au second plan ! Hélas, Dreyfus est de nouveau reconnu coupable. Certes quelques jours plus tard il est gracié par le Président de la République mais cela ne suffit pas à Pierre Giffard qui milite activement pour la réhabilitation du capitaine.
Le comte de Dion, qui plus tard siégera à l’extrême droite à l’Assemblée Nationale puis au Sénat (il sera Député de 1902 à 1923 et Sénateur de 1923 à 1940), furieux des prises de position de Giffard, jure sa perte. Il enlève les publicités de ses automobiles du journal « Le Vélo ». Le comte de Dion est malgré tout loin d’être un imbécile, il sait que le monde bouge et que désormais pour vendre ses voitures, il a besoin d’un support publicitaire et que ce sont les journaux qui constituent les meilleurs vecteurs de la publicité. Avec d’autres industriels (Edouard Michelin et le constructeur de bicyclettes Adolphe Clément entre autres…) aux opinions politiques proches il décide de créer un journal concurrent : « l'Auto-Vélo ». Cette appelation disparaîtra bien vite, après un procès retentissant initié par Giffard qui considérait ce titre comme trop proche du sien et pouvant donc porter à confusion. Le journal du comte de Dion s’appela donc « l'Auto ».
A partir de ce moment une lutte à mort s’engage entre les deux journaux. De Dion est persuadé qu’une grande partie de la popularité du « Vélo » provient de la course dont Giffard est l’initiateur Paris-Brest-Paris, il demande donc à Henri Desgrange (qui est alors journaliste et directeur du Parc des Princes), de devenir rédacteur en chef de son journal. Victor Goddet le père de Jacques devient administrateur du journal dont le premier numéro sort le mardi 16 octobre 1900. L’Auto-Vélo est imprimé sur papier jaune et est vendu chaque jour au prix de 5 centimes. Il traite par ordre d’importance ou peut être faudrait il dire en fonction des intérêts économique du comte de Dion d’abord d’automobile puis de cyclisme, d’athlétisme, de yachting, d’aérostation, d’escrime et de hippisme
Imposer un quotidien même avec de bons journalistes ne se fait pas en un jour et les ventes de L’Auto ne progressent guère. De Dion et Desgrange organisent Marseille-Paris et un Bordeaux-Paris bis mais ces pâles copies de grandes courses existantes ne suffisent pas pour doper leur journal et faire tomber Pierre Giffard. De Dion demande alors à Desgrange de tout mettre en œuvre pour imaginer et créer une course qui surclasserait par son importance et son retentissement celle du « Vélo ».
Imaginer une épreuve dépassant les 1200 kilomètres de Paris-Brest-Paris, n’est pas chose aisée et Henri Desgrange y travaille sans relâche pendant longtemps. Finalement il reprend à son compte, l’idée de son collaborateur Géo Lefèvre qui lors d’un déjeuner le 19 décembre 1902 avait émis l’idée d’une épreuve faisant le tour complet du Pays. Le Tour de France est né. Le succès immense et immédiat de l’épreuve est aussi celui du journal l’Auto. De Dion parvient ainsi à ses fins et le journal « Le Vélo » disparaît rapidement dès novembre 1904. Pour terminer l’histoire de ces deux journaux, notons que les positions politiques peu ragoutantes de son fondateur ont induit une ligne rédactionnelle qui finira par couler l’Auto. En effet la rédaction du journal dont les ventes ont stagnées tout au long des années 30, a commis la même erreur que Pierre Giffard en se dotant le 27 mars 1937 d'une rubrique concernant l'information générale intitulée « Savoir vite ». Si l’idéologie de Giffard a toujours été profondément démocratique autant celle développée dans les colonnes du journal l’Auto était beaucoup moins reluisante. Pendant l'Occupation, le journal qui n’organise plus le Tour de France, est publié sous contrôle allemand et propose des textes à la gloire du gouvernement de Vichy. Cette attitude explique la logique interdiction du titre à la Libération. Jacques Goddet, Directeur du journal « l’auto » depuis 1931 et Directeur du Tour à partir de 1936 ne partageait pas du tout les opinions du fondateur. Au contraire ses liens avec la Résistance (il fut décoré de la Croix de Guerre et de la médaille de la Résistance) lui permis de reprendre les bases du journal pour lancer un nouveau titre, L'Équipe, héritier direct de L'Auto. Desgrange, décédé le 16 août 1940 ne connu pas l'infamie de l'interdiction.
Revenons à notre héros. L’arrêt du « vélo » ne l’a pas laissé démuni car comme vous l’avez compris notre homme a plus d’une corde à son arc. Certes il a échoué dans sa tentative d’entamer une carrière politique mais il rebondit très vite vers ce qui le passionne toujours autant l’écriture et le journalisme. Il s’est présenté aux élections législatives en mars 1900 dans la deuxième circonscription de la Seine-Inférieure (Yvetôt). Il est battu de peu à cause du comte Albert de Dion qui a fait distribuer dans les campagnes le livre, que Pierre Giffard a publié l'année précédente, « La fin du cheval » en présentant celui-ci comme étant le programme politique de Giffard. Dans ce livre, il évoque son amour pour la bicyclette et le fait que le vélo qui avance en éclaireur du progrès en marche annonce la disparition du cheval comme moyen de transport. Opinion visionnaire mais peut être trop en avance pour être entendu et comprise par le plus grand nombre…
Dés 1902, tout en continuant d’apporter sa contribution à son journal il était entré au « Matin ». Il reprend donc alors son métier de grand reporter et il s’embarque pour l’extrême orient où venait d’éclater la guerre russo-japonaise. Il collabore ensuite à différents journaux comme « la Dépêche Coloniale » et « le Petit Marseillais ». En 1906, il est considéré comme le doyen des reporters français et pour « le Figaro », il couvre la réunion de la première Douma (parlement russe) qui démarre le 10 mai. Par la suite il continuera de s’intéresser à l’actualité mais il se consacrera surtout à l’écriture publiant notamment en 1908 « la guerre infernale » roman illustré par Albert Robida qui fait par certains cotés penser à ce qu’il se passera durant la seconde guerre mondiale…
Le succès d’Henri Desgrange, du Tour de France et par la même du journal « l’auto » ont considérablement occulté l’importance de Pierre Giffard. Pourtant par sa conception de la promotion du sport et en particulier du cyclisme, il a favorisé le développement de la presse sportive et l’augmentation des adeptes de la pratique sportive. Pierre Giffard fut un des premiers à créer des évènements sportifs qui il suffit de citer Paris Brest Paris et le marathon de Paris pour s’en convaincre, ont beaucoup fait pour le développement du sport. Ajoutons enfin que le journalisme sportif lui doit également beaucoup car il a très vite compris l’intérêt qu’il y avait à tisser des relations entre presse sportive, industrie et commerce ce qui a favorisé l’évolution du sport en France. Il lui aura seulement manquer l’idée du Tour de France. Cela méritait bien ces quelques lignes en forme d’hommage. Chapeau Monsieur Giffard.
Jacques SERAY
Pierre Giffard : Du Paris-Brest à l’affaire Dreyfus
aux éditions "le PAS d'OISEAU"
Le site de l'éditeur
Pour vous aider à mieux connaître Pierre Giffard voici deux extraits de livres traitant de la bicyclette dont il est l’auteur et qui sont disponibles sur le site : http://www.encyclique.com
La Reine bicyclette PIERRE GIFFARD 1891
Deuxième partie : Esthétique
Beautés de la bicyclette
Il est certain que pour les connaisseurs, et même pour les profanes, la bicyclette a ses beautés, ses élégances, ses grâces particulières, comme une cavale au repos, ou si vous voulez que nous soyons moins lyriques, comme une voiture de chez Binder.
Quand je contemple la mienne, un peu haute sur pattes, je veux dire sur roues, allongée, très allongée sur son cadre inégal, le guidon incliné très en arrière, les extrémités du guidon très écartées, la selle un peu en arrière et un peu le bec en l’air, j’avoue que mon sens artistique est chatouillé, que je vois nettement quelque chose de beau, une forme séduisante, un être gracieux – et que je ne suis pas seul à voir tout cela puisque des profanes, je le répète, s’arrêtent devant ma bête et la détaillent avec complaisance.
Le veloceman dans le paysage
On vient nous dire : mais votre sport n’est pas artistique. Il n’a rien de beau. Il n’a pas de lignes, etc., etc. Je viens de plaider pour les lignes de la bicyclette. Au tour du cavalier maintenant. Pourquoi, voulez-vous me dire pourquoi le veloceman n’aurait pas aussi bien ses
lignes picturales que le horseman ?
La taille emprisonnée dans un maillot gros-bleu complété par un veston gris-poussière, les jambes enfermées dans une culotte courte et dans une paire de bas de laine bien tirés, les souliers fins aux pieds, les gants de peau brune aux mains, une casquette ronde ou plate sur la tête, tout cela dans les nuances sombres et discrètes ; le veloceman vaut bien, ainsi équipé, le cavalier en leggins, en veston et en tube.
Mettez-les côte à côte et faites-les galoper dans une allée ombreuse, l’un vaudra l’autre. Ce que le cavalier aura de supérieur ce sera son cheval, qui est un être animé comme lui et qui se profile par suite plus artistiquement dans le paysage. Mais descendez les deux hommes de leurs montures et campez-les dans un hallier, fumant chacun leur cigare. Le veloceman aura beaucoup plus de lignes que le cavalier. Je ne parle pas ici des joyeux farceurs qui s’habillent en rouge et en vert pour monter en vélocipède, cela va de soi. Ce sont les comiques de la chose. Imaginez maintenant une petite femme suave descendant les côtes de la Manche en culotte et en blouse, ne serait-ce pas tout à fait pictural ?
Est-ce chic ? N’est-ce pas chic ?
Suite des objections et des préjugés : la bicyclette n’est pas chic.
Erreur absolue. La bicyclette est chic.
D’abord pouvez-vous me dire pourquoi elle ne serait pas chic ? Parce que les membres du Jockey-club ou du Royal-Gommeux n’arrivent pas encore à leur cercle en vélocipède ? Ce n’est pas une raison. La bicyclette est chic, parce qu’après avoir en effet été l’apanage, à ses débuts, de quelques casse-cou mal éduqués, elle est entrée dans les mœurs de la bourgeoisie et de la noblesse (saluez, fils de saint Louis !). Je connais de jeunes princes qui en font leur sport favori. Nombre d’héritiers des plus grands noms de France grandissent aujourd’hui dans l’admiration de la bicyclette. Ce sont ceux-là peut-être qui arriveront à leur club sur leur machine, les uns avec leur femme et les autres tout seuls.
Tant vaut l’homme, tant vaut la chose. Du moment que les hommes les plus graves et les plus nobles se sont mis au vélocipède, le vélocipède est chic. Il est select. Il est vlan. Il est tout ce qu’on voudra. Allez en Angleterre, et vous y verrez M. Prudhomme – celui de Londres, monté sur deux roues. C’est là que les Anglais nous dament le pion, dans ce mépris hautain des mille préjugés bêtes que nous secouons si lentement en France.
En Angleterre, le prince de Galles s’en irait fort bien en vélocipède avec ses enfants sans qu’on songe à autre chose qu’à l’applaudir. En France, supposez que M. Carnot fasse un voyage présidentiel en vélocipède, avec le général Brugère et le colonel Lichtenstein… Quel scandale !
Un jeune diplomate, marié et père de charmants enfants, fait avec passion de la bicyclette et du tricycle à ses moments perdus. Il en trouve même pour se secouer le sang en exécutant de jolis parcours de vingt-cinq à trente kilomètres entre ses repas. Sa belle-mère lui en faisait des reproches, sans amertume, mais avec dignité :
– À votre âge, Ernest, et dans votre situation ! Un homme marié ! Un père de famille ! Aller ainsi sur ces machines comme un collégien !
– Belle-maman, répondit sagement le jeune diplomate, que diriez-vous si vous me rencontriez au théâtre ou dans les Champs-Élysées avec des drôlesses ?
– Je vous reprendrais ma fille !
– Bien. Que diriez-vous, belle-maman, si je rentrais chez ma femme chaque matin au lever du jour avec des culottes prises au baccara et variant entre cinq et dix mille, pour ne pas taper dans les grands naufrages ?
– Je vous tuerais !
– Alors, laissez-moi donc faire tranquillement du vélocipède. Ça ne vous gêne pas. Ça n’a pas d’odeur. Ça ne prend rien à ma femme. Ça ne coûte rien et je me porte à ravir. Franchement, belle-maman…
– N’achevez pas, s’écrie la belle-mère, femme d’esprit avant d’être française et imbue de préjugés ridicules, n’achevez pas, et embrassez-moi, mon gendre !
La bicyclette est donc chic, puisqu’elle met la paix dans les ménages !
Enfin, tricycle ou bicyclette, le vélocipède est aujourd’hui dans le mouvement. On ne se cache plus pour en faire comme il y a dix ans. Dans dix autres années, il n’y aura que les infirmes qui n’en feront pas.
Les éclairs de l’acier
La bicyclette, comme le tricycle, emprunte encore des qualités esthétiques à l’emploi de l’acier, qui est partout dans le vélocipède. Les rayons des roues, la barre du guidon, la lanterne, la corne d’appel, dont les vauriens abusent, mais que le parfait veloceman n’emploie qu’avec discrétion ; toutes ces pièces d’acier étincellent au soleil et jettent des éclats lumineux qui donnent à la machine un aspect sidéral par moments. Tout ce brillant est joli à voir, dans son déplacement automatique.
Tant pis pour qui ne sent pas ces choses, mais elles existent ; et ceux-là mêmes qui s’en rendent le moins compte, subissent l’influence de ces jolis détails.
Pierre Giffard, La Reine bicyclette. Histoire du vélocipède depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (Firmin-Didot, 1891, pp. 22-29)
La Fin du cheval (1899), PIERRE GIFFARD
Chapitre VI (extrait)
C’est en effet à la bicyclette que reviendra, dans l’histoire de la locomotion, l’honneur d’avoir secondé, à un demi-siècle de distance, l’action des chemins de fer et préparé la voie aux automobiles.
À peine surgit-elle, mignonne, fluette, défendue en 1890 par l’auteur de cet ouvrage comme elle méritait de l’être, contre les méchants propos d’une humanité routinière, que sa place est sans délai marquée sur les pas du cheval. Il a suffi qu’un homme expliquât au peuple qu’il ne sera pas ridicule en montant sur ces deux roues. Satisfait de savoir que ceux qui riront de lui ne seront que des sots, le peuple de France, toujours timide quand il s’agit de progrès, et après lui l’humanité tout entière se mettent à raffoler de la bicyclette.
On pourrait employer, pour définir son avènement soudain, l’image dont Beaumarchais s’est servi pour nous montrer le progrès de la calomnie. C’est d’abord un timide essai. Rasant la terre, fuyant loin des regards malicieux, je m’en souviens comme si c’était hier, les timides néophytes s’en allaient prendre les quatre ou cinq leçons nécessaires au maintien de leur équilibre dans les chemins écartés, sur les routes désertes. Tels les premiers chrétiens célébrant les mystères de leur culte dans les catacombes de Rome.
Au passage d’un profane, piéton se rendant à son ouvrage ou bonne femme cherchant des herbes à travers la campagne, on s’arrêtait, on hésitait, on était tout honteux, on avait peur de quelque chute humiliante. Et les premiers moniteurs, gens convaincus, protestaient contre ce respect humain. Vainement, au surplus ; sous le moindre prétexte on interrompait la leçon de cette équitation bizarre pour laisser passer le philistin…
J’avoue que lorsque je sus me tenir pour la première fois d’une façon correcte sur la bête de fer, ma première pensée fut celle-ci : enfin on va pouvoir se passer du cheval ! J’entendais par là le cheval considéré comme moyen d’exercice, de promenade, de locomotion individuelle, de puissance. C’était déjà beaucoup. Et ce fut très vite une réalité.
À peine sus-je monter à bicyclette que je partis pour Rouen. Oh ! les admirations de la première journée de voyage ! Lorsque, avec mes compagnons, je me trouvai, au bout de quatorze heures de marche, en face de la vieille ville aux séculaires clochers, sachant bien que j’étais arrivé là par mes propres moyens, sans le secours du chemin de fer ni du cheval, sachant de plus que le cheval n’eût pas achevé la moitié d’un tel parcours sans tomber mort sur la route, quels cris de joie, d’extase, de liberté reconquise !
Et plus tard, les voyages succédant aux voyages, les kilomètres à travers la France, la Suisse, l’Allemagne, s’ajoutant aux kilomètres par centaines et par milliers ! Était-il assez le successeur désigné du cheval, cet instrument d’une simplicité enfantine, dont une paire de roues et un cadre d’acier formaient l’essentiel gabarit !
Comme il devait frapper l’imagination des foules ! Comme il devait vaincre l’atonie, le misonéisme humain par la seule démonstration de son utilité pratique !
C’est ce qui arriva. Je lui avais donné dix ans pour conquérir le monde comme il m’avait conquis. Il en a mis trois ou quatre pour atteindre et dépasser des résultats tels que je n’avais point osé les entrevoir ! Bientôt, libérés de ce respect humain ridicule qui arrête l’essor de tant de bonnes idées en France, les hommes, les jeunes gens, les femmes, les jeunes filles se disputent le plaisir de monter à califourchon sur le cheval qui ne mange pas d’avoine. On sent que le temps est proche où la plus noble conquête de l’homme aura dans la machine une concurrente sérieuse. Ce qui n’est que plaisir de bourgeois et distraction de gens du monde, pour commencer, devient, presque sans délai, d’universelle utilité. Dans les familles, le père, la mère, les fils, les filles, tout un chacun se risque avec timidité d’abord, puis sans crainte et bientôt avec trop de témérité sur la selle de la bicyclette. Le prix élevé du nouveau cheval ne permet pas aux classes laborieuses – qui en ont le plus besoin – d’en aborder l’acquisition pendant les premières années. Mais bientôt les prix baissent, et le nombre des cavaliers du fer triple, quintuple, décuple. La révolution se fait silencieusement, à une vitesse dont aucune révolution n’a jamais approché.
PARIS-BREST-PARIS de Jacques Seray
144 pages - prix : 34 €
Chez l’auteur : 8 allée de Normandie – 78140 Vélizy
Ce livre fait suite à celui écrit par Bernard Déon dont le récit s’arrêtait à 1991. L’auteur a eu envie d’évoquer la suite et de repartir dans la foulée de Pierre Giffard. Un ouvrage que les amateurs dégusteront sans modération.
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