Albert RICHTER
La conception d’un sport naturellement pur, favorisant l’amitié entre les peuples, comme une entité qui se placerait au dessus des Etats, des conflits, des haines est hélas une utopie, un mythe. Dans la société européenne de l’après première guerre mondiale, des partis politiques, des Etats ont utilisé le sport à des fins extra-sportives. Le sport devint une vitrine de la vitalité et de la grandeur des nations et, à ce titre, il fut poussé par les hommes politiques comme instrument de propagande. Ils le considéraient comme un instrument permettant l’adhésion des jeunes et la cohésion d’un groupe vers un objectif commun. Hitler avait compris l’intérêt que pouvait représenter le sport et il écrivit dans Mein kampf : "des millions de corps entraînés au sport, imprégnés d’amour pour la patrie et remplis d’esprit offensif pourraient se transformer, en l’espace de deux ans, en une armée".
Tout est dit et l’organisation des Jeux Olympiques de 1936 (décision prise avant la venue d’Hitler au pouvoir) offrit aux nazis une occasion inespérée pour montrer la puissance de leur idéologie. Il serait illusoire de croire que seuls les nazis se servirent du sport comme outil de propagande. Après la Seconde guerre mondiale, la défaite du fascisme et du nazisme ne marqua pas la fin de l’instrumentalisation du sport. Dès 1948, Eric Honecker, secrétaire général du Parti communiste de la RDA, déclarait : "Le sport n’est pas un but en soi ; il est un moyen d’atteindre d’autres buts". Les pays du bloc soviétique avaient saisi l’enjeu des victoires sportives. Ils se donnèrent les moyens de réussir, et toute une partie de la jeunesse fut embrigadée ; elle forma les bataillons d’athlètes qui servirent la propagande. Les régimes staliniens comme le souligne le journaliste Ignacio Ramonet n’hésiteront pas "à se livrer aux pires pratiques de sélection, de dressage, de conditionnement et de dopage pour fabriquer des champions et en faire les porte-drapeaux de leur politique ".
La médiatisation croissante du sport a favorisé sa politisation et on peut raisonnablement se demander aujourd’hui si la réticence de certains pays à faire la chasse au dopage sur leur territoire ne trouve pas là un élément concret d’explication. Quand le sport est organisé à des fins de propagande, un homme est bien peu de chose. Pire encore s’il est un grand champion, il devient, de fait, le fer de lance de la propagande. Refuser cette instrumentalisation et conserver sa liberté de pensée face à une dictature brutale demande un courage rare.
Albert Richter fut un des rares champions qui osa s’opposer au régime nazi et il le paya de sa vie, lui qui figurait pourtant depuis quelques années parmi les cinq meilleurs sprinteurs du monde. Aujourd'hui, un vélodrome porte son nom, à Cologne, mais son histoire est hélas méconnue et c’est bien dommage. Parce qu’Albert Richter fut un homme digne, qui jusqu’au bout resta fidèle à ses opinions, il mérite bien plus que le modeste coup de chapeau que nous lui adressons aujourd’hui.
Né à Cologne en 1912, ville où il fait bon vivre, Albert Richter ne grandit pas dans une famille de sportif. Chez les Richter c’est la musique qui fait l’objet de toutes les attentions. Conformément au vœu de leur mélomane de père, les frères Richter s'y consacrent tôt. Charles apprend le saxophone, Josef la clarinette, tandis qu'Albert découvre le violon. Il apprend à jouer de cet instrument mais son cœur est ailleurs. Issu d’un milieu modeste, il quitte l’école à 15 ans, pour travailler et il rejoint son père et son frère Charles comme ouvrier dans une fabrique de figurines d’art. Köln (Cologne) est en ce début du siècle un bastion du sport allemand et très vite le jeune Albert qui est un garçon athlétique dynamique, plein de vie, se sent attiré par le cyclisme. Il va souvent au vélodrome de Cologne, assister à des meetings où il peut admirer en particulier Mathias Engel, champion du monde de vitesse sur piste en 1927. Contre la volonté de son père et en secret il commence à s'entraîner presque tout les soirs. Il montre immédiatement des dispositions et à 16 ans il court ses premières courses, sur piste et sur route. Celui que ses copains allaient bientôt surnommer Teddy, ne put cacher longtemps la vérité à son père. Un jour suite à une mauvaise chute il rentra à la maison avec la clavicule brisée. Malgré l’opposition forte de celui-ci, Albert ne renie pas sa passion et il continue à s’entraîner avec ferveur à tel point qu’à 19 ans il est considéré comme un des meilleurs espoirs du cyclisme Rhénan. Surnommé le "canon de Ehrenfels" par ses admirateurs, Albert Richter s’impose à Leipzig lors des épreuves de sélection pour l’équipe nationale. Dans la foulée il remporte sous le maillot national le Grand Prix de Paris amateur en juillet 1932. Cet exploit lance sa carrière. Il est remarqué par Ernst Berliner, ancien coureur, devenu un entraîneur réputé. La collaboration entre les deux hommes fait beaucoup progresser Richter. Si l’on en croît Agnès Granjon dans l’article qu’elle lui a consacré, Albert porte une grande admiration à Berliner et il respecte scrupuleusement le programme d’entrainement qu’il lui donne y comprit lorsque celui-ci, lui demande d’avaler avant chaque course, de la viande crue, pour décupler ses forces.
Faute de moyen financier car l’Allemagne se remet difficilement de la crise de 29, la fédération ne peut l’envoyer aux USA disputer les Jeux Olympiques alors Richter pour surmonter sa déception prépare méticuleusement les mondiaux. Le 3 septembre 1932, à Rome, il remporte le championnat du monde de vitesse amateur face à l’Italien Monzo. La presse allemande est dithyrambique et il est accueilli triomphalement à Cologne par la foule en liesse.
En 1933, pour aider sa famille qui comme la grande majorité des allemands souffre toujours du marasme économique né de la crise de 29, Albert Richter passe professionnel. Sur les conseils de Berliner, il s’installe à Paris, qui est alors la capitale mondiale du cyclisme sur piste. Des compétitions ont lieu tout au long de l’année dans les vélodromes parisiens. Richter découvre la douceur de vivre à Paris au moment où ses compatriotes s’en remettent à la rigueur martiale du parti dirigé par Hitler. Richter apprend le français et adopte bien vite un mode de vie aux antipodes de l’idéologie nazi. Après un temps d’adaptation, Albert remporte sa première grande course au vélodrome d’Hiver le prix du sprinter étranger. Son style que les spécialistes considèrent comme fluide et puissant, le rend très vite populaire et en quelques mois il est adopté par le public parisien. Dans la biographie qu’elle lui a consacrée, (qui n’a hélas jamais été traduite en français), Renate Franz, décrit Richter comme un jeune homme chaleureux, simple, peut être même un peu naïf, réservé et plein d’humour. Il noue rapidement des liens avec les autres professionnels, en particulier avec le belge Jef Scherens (six fois champion du monde) et Louis Gérardin. Selon Renate Franz, ils sont très proches et se rendent souvent ensemble aux compétitions qui se déroulent partout en Europe à tel point qu’ils sont surnommés "les trois mousquetaires". Membre de l’équipe itinérante Sprinter Wandergruppe Internationale, Albert Richter est sans cesse en déplacement. Il ne passe plus que quelques semaines par an dans son pays profitant des quelques compétitions sur piste qui subsistent pour rendre visite à sa famille. Sa vie ouverte sur le monde, l’éloigne peu à peu de l’Allemagne plongée dans l’idéologie nationale-socialiste. Le pays s’est fermé à la piste, les six jours y sont désormais interdits et de toute façon il n’adhère pas du tout à la politique d’Hitler et hélas pour lui il ne s’en cacha jamais.
En juillet 1934, lors du championnat d’Allemagne de vitesse à Hanovre, alors qu’il vient de remporter pour la seconde fois le titre, Albert Richter, entouré par les officiels de la fédération allemande de cyclisme, marque publiquement son opposition au régime hitlérien en refusant de faire le salut nazi devant les spectateurs qui l’acclament. Un mois plus tard lors des championnats du monde qui se déroulent à Leipzig, il renouvelle son geste. La photo ci-dessous montre le courage de Richter. Alors qu’il vient d’obtenir la médaille d’argent entouré par les officiels et face à la foule et la presse, il est le seul homme à ne pas lever le bras pour faire le salut nazi.
Source :Radstadion-Köln
Fin de la cérémonie officielle, un seul bras ne se lève pas, c'est celui d'Albert Richter (1934)
Dès lors il est dans le collimateur des nazis d’autant que jamais il ne reniera son amitié envers Ernst Berliner, qui à cause de ses origines juives doit très vite s’exiler aux Pays Bas. Richter lui reste pourtant fidèle et poursuit sa collaboration avec son entraîneur et ami pour toutes les compétitions se déroulant à l’étranger. Il marque aussi son opposition en étant le seul coureur à continuer de porter l’ancien maillot allemand avec l’aigle impérial au lieu de celui du troisième Reich orné de la croix gammée. Cette attitude sans concession va entraîner sa perte. Sepp Dinkelkamp, un sprinteur suisse, dira plus tard : « Je vous confirme volontiers qu'Albert était un antinazi. Bien avant la guerre il avait compris les manipulations et les manœuvres des nazis qu’il considérait comme une bande de criminels. S'il avait pactisé avec les nazis, c'eût été certes beaucoup plus facile pour lui, et il en aurait tiré un grand avantage. Mais Albert a choisi une autre voie ». (d’après Renate Franz, traduction LPB)
Champion incontesté de vitesse sur piste en Allemagne de 1933 à 1939, Richter multiplie également les succès à l’étranger : Grands Prix de Paris, de Copenhague... De 1933 à 1938 il monte chaque année sur le podium du championnat du monde, toujours barré par Jef Scherens pour le titre et en 1939 il obtient son plus mauvais résultat en terminant seulement 4ème.
Blond aux yeux bleus, Albert Richter symbolisait la renommée et la gloire de la nation germanique et malgré ses positions ouvertement antinazies, sa notoriété et ses succès sportifs, exploités contre son gré par la propagande du Reich, le protègent jusqu’en 1938, lorsqu’un officier SS est affecté à la direction de la D.R.V (fédération allemande de cyclisme). Celui-ci reprend immédiatement le dossier et fait suivre le jeune homme qui a désormais prit l’habitude quand il ne courre pas de se réfugier vent dans les Alpes Suisses, dans la station de ski d’Engelberg. Il semble même qu’il est sérieusement envisagé de changer de nationalité.
Le 9 décembre il remporte le Grand Prix de Berlin, il ne le sait pas encore mais ce sera sa dernière victoire et probablement la dernière joie de sa vie. Depuis la déclaration de guerre Albert Richter a compris que bientôt, il allait être appelé au front, comme ses nombreux collègues et que compte tenu de ses opinions on ne lui ferait pas de cadeau. Lui, qui parle le français, qui a été adopté par la France où il passe le plus clair de son temps va devoir combattre et tuer ses amis. Pour Richter, cette perspective est au dessus de ses forces .Elle lui est tout simplement insupportable, il décide donc de fuir en Suisse. Mais les nazis qui n’avaient pas oublié les gestes de Richter l'avaient à l'œil depuis un moment, d’autant qu’il avait refusé une nouvelle fois de collaborer et de dessiner les croquis d'installations militaires qu’il avait vu lors de ses séjours à l'étranger comme on le lui avait demandé. Il est arrêté le 31 décembre alors qu’il s’apprête à prendre le train avec son vélo pour passer en Suisse. Agissant probablement sur dénonciation, la Gestapo découvre cousu dans ses pneus la somme de 12.700 marks que Richter aurait transportée pour un ami juif réfugié à l’étranger. Deux cyclistes néerlandais qui voyageaient dans le même train assistent à la scène et ils en témoigneront plus tard, confirmant la thèse de la dénonciation car la Gestapo ne toucha pas aux pneus de leurs vélos contrairement à ce qu’ils avaient fait avec la bicyclette de Richter. Le soir même il est conduit à la prison de Lörrach petite ville du sud-ouest du Bade-Wurtemberg. à proximité de la Forêt-Noire. Le trois janvier 40, quand son frère a demandé à le voir on lui annonça qu’Albert s’était suicidé en se pendant dans sa cellule. A la morgue il constata des trous dans la veste de son frère, signes évident d’une exécution par balle. Quelques jours plus tard la presse officielle du Reich diffusait une autre version des faits faisant état d’un accident de ski, puis à la suite des témoignages des deux néerlandais, les autorités nazis indiquèrent qu’Albert Richter avait été abattu alors qu’il tentait de s’évader puis elles revinrent à la thèse primitive du suicide par pendaison. Aujourd’hui encore les circonstances de son décès ne sont pas clairement établies. On peut cependant penser qu’il a été dénoncé par un ou plusieurs cyclistes allemand à la Gestapo par un de ses proches et que comme d’autres ennemis du IIIème Reich, il a été torturé avant d’être abattu dans les prisons de Lörrach. Albert Richter est inhumé dans le cimetière d’Ehrenfeld et les nazis se réjouissant de sa disparition annoncent même que "son nom est effacé de nos rangs, de nos mémoires, à jamais".
Après-guerre, Ernst Berliner, qui a survécu au conflit et a émigré aux Etats-Unis, se rend à plusieurs reprises à Cologne pour demander l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la mort de celui qu’il considérait comme son fils. Il fallut attendre 1967 pour que la version du suicide soit véritablement abandonnée et le nouveau vélodrome de Cologne, inauguré en septembre 1997, est dédié "à la mémoire d’Albert Richter, victime de l’inhumanité nazie".
Face au nazisme, le seul acte sportif que nous connaissons tous, est constitué par les 4 médailles d’or obtenues par Jesse Owens aux J.O. de 1936 à Berlin face à Hitler, fou de rage de voir ses athlètes aryens dominés par un noir. Le geste délibéré d’Albert Richter refusant de faire le salut nazi alors qu’il est entouré par de nombreux officiels est un symbole tout aussi fort qui mériterait d’être connu de tous. Alors qu’un peu partout en Europe de pseudos supporters de football affichent clairement des gestes néonazis dans les stades, sans véritable réaction de la part des joueurs, l’exemple d’Albert Richter montre bien qu’un sportif a toujours le pouvoir de s’exprimer et de refuser de telles monstruosités. Albert Richter était un grand champion mais ce fut aussi et surtout un homme courageux qui, en son âme et conscience, a refusé de cautionner la pire des dictatures du 20ème siècle. N’oublions jamais Albert Richter, il est la fierté de notre sport…
PALMARES
1932 (Amateur)
1er du Championnat du Monde de vitesse.
1933
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
2ème du Grand Prix de Paris.
2ème du Grand Prix de Copenhague.
2ème du Grand Prix de la LVB.
3ème du Championnat du Monde de vitesse.
1934
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
1er du Grand Prix de Paris.
1er du Grand Prix de l'UCI.
1er du Grand Prix de la République.
2ème du Championnat du Monde de vitesse.
2ème du Grand Prix de Copenhague.
4ème du Grand Prix de la LVB.
1935
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
1er du Grand Prix de l'UVF.
2ème du Championnat du Monde de vitesse.
2ème du Grand Prix de Paris.
1936
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
3ème du Championnat du Monde de vitesse.
3ème du Grand Prix de l'UVF.
1937
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
2ème du Grand Prix de l'UVF.
3ème du Championnat du Monde de vitesse.
1938
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
1er du Grand Prix de Paris.
1er du Grand Prix de l'UVF.
3ème du Championnat du Monde de vitesse.
1939
1er du Championnat d'Allemagne de vitesse.
3ème du Grand Prix de Paris.
4ème du Championnat du Monde de vitesse. |
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Pour en savoir plus :
Reportage de Michel Viotte, Albert Richter, le Champion qui a dit non, coproduction Gedeon Programmes et Arte France, 2005, 52 minutes, diffusé dans l’émission Les Mercredis de l’Histoire, le 6 juillet 2005.
Renate Franz, Der vergessene Weltmeister, Das rätselhafte Schicksal des Radrennfahrers Albert Richter, Emons, 2001
Renate Franz félicite Kurt Betschart à l’arrivée d’une épreuve sur piste se déroulant au vélodrome Albert-Richter de Cologne en 2000
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