Coureur, constructeur de cycles et de tricycles, inventeur, Georges Juzan était tout cela à la fois. Toute sa vie, il a oeuvré à l’amélioration de la bicyclette. On le retrouve créant et expérimentant sans cesse de nouvelles idées, déposant des brevets, s’impliquant également dans la vie associative et sportive locale afin de populariser cette merveilleuse invention à laquelle il croît et qu’il veut faire partager. L’histoire de la petite reine est jalonnée de disputes portant sur la paternité de telle ou telle invention et certains considèrent aujourd’hui que Georges Juzan est le véritable inventeur de la bicyclette moderne ce qui reste à démontrer. Au-delà de cette polémique, l’activité intense de ce constructeur Bordelais, injustement oublié, mérite un nouvel éclairage.
Né le 27 juillet 1849 à Bordeaux, Pierre Georges Juzan ne s’est fait un nom dans le petit monde de la bicyclette que très tardivement. C’est en effet à partir de 1885, qu’il apparaît pour la première fois dans les courses cyclistes de la région Bordelaise. Georges Juzan est alors constructeur et réparateur de cycles. Il est installé au 124 de la rue Fondaudège à Bordeaux. C’est un véritable amateur qui fait des courses pour se faire plaisir mais aussi, pour faire la promotion de ses machines et de ses inventions.
Paradoxe d’une époque où il suffisait apparemment de débuter en compétition pour être inscrit dans la catégorie junior, c’est là qu’à 36 ans, il va écrire les premières lignes de son palmarès. Dans des courses qui se déroulent le plus souvent sur le vélodrome de la ville de Bordeaux, Georges Juzan affronte divers coureurs qui sont tous d’une manière ou d’une autre des débutants. Coureur petit et râblé, 1 m 67 pour 63 kilos, il allie à la fois la puissance et une bonne endurance renforcé par l’âge et de longues et régulières promenades avec ses amis du Véloce Club Bordelais et des personnalités du petit monde de la vélocipédie comme Maurice Martin.
Dans ces épreuves, il y a des jeunes, qui ne sont par forcément, eux non plus des juniors, dans l’acceptation moderne du terme comme Henri Loste qui n’a que 16 ans en 1885. Le changement de catégorie n’obéit pas lui non plus à des tranches d’âge mais plutôt à des critères liés aux résultats du coureur. Ainsi compte tenu des bons résultats qu’il obtint tout au long de l’année, Henri Loste fut classé senior dès la saison suivante à 17 ans. Il sera à 18 et à 19 ans, vice champion de France de sprint avant de disparaître des premiers rangs, payant probablement une débauche d’efforts trop intenses par rapport à sa jeunesse.
On trouve également parmi les cyclistes classés juniors en 1885, des débutants beaucoup plus âgés comme Jiel qui n’est autre que Pierre Joseph Laval dit Jiel-Laval, futur adversaire de Charles Terront lors du premier Paris Brest Paris en 1891 et qui a déjà atteint l’âge canonique de 30 ans.
Durant le printemps 1885, les courses se succèdent pour Georges Juzan. De par son activité professionnelle, qui l’occupe beaucoup, Georges Juzan n’est pas autant disponible que certains de ses adversaires et il se contente de prendre part aux épreuves organisées dans le grand sud ouest de la France. On le retrouve ainsi à Bordeaux bien sur mais aussi à Périgueux, à Agen ou à Bayonne. Souvent vainqueur chez les juniors, il lui arrive de participer à des épreuves nationales voir internationales. Pour qu’une épreuve bénéficie de l’appellation « internationale » il suffisait alors qu’il y ait au moins un coureur de nationalité étrangère inscrit. Dans ces courses d’un tout autre niveau, il est loin d’être ridicule y compris quand il affronte ce qu’il se fait de mieux dans l’hexagone : Frédéric De Civry (2 fois champion de France de sprint et de demi fond, champion du monde des 50 miles), Paul Médinger (5 fois champion de France de sprint), Charles Terront, le futur vainqueur de Paris Brest Paris (voir coup de chapeau qui nous lui avons consacré) ou Herbert Osbaldeston Duncan (champion de France de sprint, champion du monde des 50 miles).
En 1885, le grand bi règne encore en maitre absolu dans l’hexagone et toutes les épreuves auxquelles participe Georges Juzan durant cette année le sont sur cette étrange machine au style si particulier. Face à la suprématie de l’Ordinary on trouve avant tout des courses de tricycle. Elles ne feront finalement jamais de l’ombre au bi car les machines sont lourdes, beaucoup moins performantes et assez peu maniables. La beauté du geste entra aussi probablement en ligne de compte. En effet pour le public, la fluidité du pédalage de champions montés sur des machines fines et légères offrait un spectacle que les tricycles ne pouvaient sûrement pas concurrencer.
Pour Georges Juzan, les courses joignent l’utile à l’agréable. Comme le fera plus tard, Joanny Panel pour développer la promotion de son dérailleur « le cheminot », il fabrique des machines qu’il monte en course et que d’autres utilisent également, preuve qu’il s’agit de machines de qualité connue et appréciée des compétiteurs. Ainsi 4 des 46 inscrits de la grande épreuve internationale organisée au vélodrome de Bordeaux le 4 juin 1885 utilisent un bi de la marque Juzan. (voir programme). Le 25 juin à Agen, il remporte le titre de Lauréat des juniors de France sur un tricycle de sa conception.
Comme le dit fort bien Baudry de Saulnier « c’est la sûreté qui enfanta la bicyclette » (Le Cyclisme théorique et pratique). Les bis, qui étaient mus par des pédales montées sur l’axe de la roue avant, avaient beaucoup trop grandi durant la période 1862 - 1885 pour atteindre une taille déraisonnable au moins en ce qui concerne les machines de compétition. Ces machines étaient désormais dangereuses et les chutes vers l’avant ou vers l’arrière étaient nombreuses et souvent douloureuses. Il fallait être agile et ne pas avoir peur du vertige une fois perché sur ces monstres dont la taille dépassait souvent 1 m 30 et parfois même 2 m. Sa dangerosité avérée contribuait à rendre le grand bi fortement élitiste et par la même commercialement peu rentable.
Dans ce contexte, les constructeurs tentèrent de répondre à la demande de la clientèle en essayant de réduire la taille de la roue motrice en la multipliant par deux pignons de différentes tailles et en plaçant le siège du cavalier (c’est encore comme cela que l’on nomme celui qui monte un grand bi), le plus possible derrière le centre de la roue.
En 1884/1885, après bien des tâtonnements, plusieurs bicyclettes de type safety qui font de la roue arrière, la roue motrice et de la roue avant, une simple roue directrice, sont montrés au public pour la première fois. Parmi ces machines se trouvait le modèle Rover conçu par John Kemp Starley (Voir coup de chapeau qui lui est consacré). C’est apparemment la seconde version, dotée de deux roues de même diamètre, qui est exposée au Stanley Show à Londres du 28 Janvier au 3 Février. 1885. Sa conception harmonieuse et efficace qui a finalement fort peu évoluée depuis, fit de la bicyclette un mode universel de transport. Dès le début des années 1890, le grand bi que l’on nommait également « the Ordinary » ou « Penny-farthing» était définitivement obsolète et la Rover Safety Bike est entrée dans l’histoire comme la première des bicyclettes modernes.
L’histoire est simple, trop simple. Aux Allemands la création de la draisienne, aux Français l’invention de la pédale et aux Britanniques la paternité de la bicyclette moderne. Les trois grandes puissances européennes pouvaient chacune trouver là de quoi se satisfaire mais en ces temps troubles où la suprématie de l’Europe était en jeu, le besoin de se montrer meilleur que l’autre a souvent été le plus fort. Alors chacun a tenté de se donner un peu plus d’importance en accommodant quelque peu la réalité à une sauce nationale voir nationaliste.
Les britanniques ont souvent minorés la création de la pédale par Michaux, préférant mettre en avant les travaux plus anciens de Mac Millan, les italiens ont voulu voir en Léonard de Vinci l’homme des origines tandis que les Russes prétendirent que la bicyclette avait été inventé par un de leur compatriote Efim Artamonov et que celui ci avait présenté sa création à l’empereur Alexandre 1er en septembre 1801. Dans les années 1970, on s’aperçut que la fameuse machine d’Artamonov datait de la fin du 19ème siècle tout comme on sait aujourd’hui, que le fameux célérifère daté de 1790 dont on trouve encore et toujours de multiples traces sur le net, est une énorme supercherie. Il est né de l’imagination fertile du journaliste Louis Baudry de Saunier qui l’évoqua pour la première fois dans son Histoire générale de la vélocipédie éditée en 1891. Après la guerre de 1870 douloureuse pour la France, il créa de toute pièce un inventeur fictif, le Comte Mède de Sivrac et un engin, le célérifère afin d’attribuer à un Français la paternité d'un engin qu'il prétend être l'ancêtre de la draisienne. Celle-ci a été inventée par un allemand, le baron Von Drais en 1817 et par ce petit tour de passe-passe, Baudry de Saunier redonnait l’avantage à la France. Cette fameuse imposture ne fut découverte que durant la seconde moitié du XXème siècle.
31b. Par rapport au premier modèle l’évolution est notable. La fourche est désormais inclinée, ce qui permet une direction directe, sans dérivation. C’est ce modèle qui aurait été utilisé en septembre 1885 lors de la course des 100 miles.
À l'occasion d'un reportage publié dans « Sud Ouest Dimanche » en 1977, Jean-François Mézergue, grand journaliste spécialiste des sports et plus particulièrement du rugby, a déclenché la controverse en affirmant que Georges Juzan était le créateur de la bicyclette moderne. Pour étayer ses affirmations il s’appuie sur l’article ci-dessous publié dans « le véloce sport » le 19 novembre 1885.
A cela s’ajoute la reproduction d’un plan de la bicyclette de Georges Juzan, réalisé par un dessinateur en 1885 et qui évoque comme date de création de l’engin : septembre 1884.
Cette hypothèse de date qui, si elle est vérifiée, ferait effectivement de Georges Juzan le véritable créateur de la bicyclette moderne est fort séduisante car elle flatte notre sentiment nationaliste et notre goût prononcé pour les malchanceux de tous poils. L’histoire de Georges Juzan est présentée ainsi : « Il fallut que la tête d'un gagneur, le coureur anglais Mills, aille se fracasser sur la place des Quinconces pour qu'un modeste mais très ingénieux mécanicien bordelais, Georges Juzan, invente la bicyclette moderne. » Cet accident donna l'idée à Juzan de construire un engin à deux roues égales de 0,75 mètre à fins rayons tangents, d'une chaîne à rouleaux et d'un pédalier à billes réglables. C'est dans l'atelier de machines à coudre et cycles de son oncle, aménagé dans la chapelle de l'ancien hôpital rue de Bel-Orme que la première bicyclette vit le jour. Juzan baptisa son nouvel engin « bicyclette » alors que l'on ne connaissait jusqu'ici que l'appellation « safety ».
Cette date de septembre 1884, nous paraît pourtant peu plausible et cela pour plusieurs raisons.
A la lecture des résultats sportifs du premier semestre 1885, la carrière de Georges Juzan semble très prometteuse et pourtant il n’en sera rien car notre homme va brusquement tout arrêter. Pour une raison que l’on ignore, notre homme qui s’est pourtant tant investi, disparaît des résultats à la fin du mois de juin 1885. Une seule fois, en 1891, on le retrouvera au départ d’une course, Bordeaux Paris qu’il terminera dernier et non classé. En 1885, malgré son âge certain, il possédait sans nul doute, une réelle marge de progression et il aurait, en une ou deux saisons, pu très certainement se hisser au niveau des meilleurs coureurs français. En fait, on peut simplement penser qu’il s’est fait plaisir, joignant l’utile à l’agréable. Il a obtenu avec ses résultats sportifs, un formidable coup de pub qui a vraisemblablement dopé son activité de constructeur, mais cela ne suffit pas à expliquer ce brusque arrêt. Pourquoi a-t-il couru durant toute cette période sur un grand bi, si comme nous l’annonce le plan de sa machine, celle-ci a été conçue en septembre 1884. N’est ce pas plutôt pour se consacrer à la conception d’une machine s’inspirant des premières bicyclettes britanniques apparues au début de l’année 1885 que Georges Juzan a stoppé toute compétition
Réparateur et constructeur de bi puis de tricycle et enfin de bicyclette, passionné de mécanique, il a très vite l’intuition que l’avenir était là, dans ce nouveau type d’engin qui offrait sécurité et maniabilité.
On ne sait pas précisément comment l’information est parvenue jusqu’à lui mais certains éléments nous permettent d’imaginer une chronologie réaliste. Il est intéressant de constater qu’à de nombreuses reprises durant l’année 1885, Georges Juzan croise la route d’Herbert Osbaldeston Duncan, qui fut le premier propagateur de la bicyclette dans notre pays. C’est en effet lui, qui, l’année suivante, parcourut la France pour présenter aux diverses sociétés vélocipédiques, la première bicyclette de la maison Rudge, (voir coup de chapeau qui lui est consacré). Duncan effectuait de fréquents séjours en Angleterre et dès les premiers mois de 1885, il avait connaissance des importantes innovations présentées notamment lors du Stanley Show de Londres. Avec son ami, Frédéric de Civry, il participe même à plusieurs compétitions sur bicyclette comme en témoigne l’article ci-dessous, extrait du Véloce Sport du 22 juillet 1886.
En juin 1885, Georges Juzan devient lauréat des juniors de France dans la catégorie tricycle sur une machine de sa création, ce que le journal « le Véloce Sport » ne manque pas de mentionner. A la lecture de cette revue pour la période 1885 – 1892, on constate que les nouveautés techniques en matière de vélocipédie intéressent fortement la rédaction qui s’en fait très régulièrement l’écho alors on peut se demander pourquoi, dans l’hypothèse où cette machine a véritablement été conçue en septembre 1884, il n’en ait pas fait mention avant le 19 novembre 1885. L’entrefilet ci-dessous montre qu’il existait un véritable intérêt de la part des journalistes du « Véloce Sport » pour le travail de Georges Juzan, à tel point que ceux-ci en arrivent à évoquer les projets du constructeur avant leur réalisation…
De 1885 à 1892, le nom de Juzan apparaît dans plus de 50 numéros de l’hebdomadaire « Le Véloce-sport : organe de la vélocipédie française » qui outre les exploits sportifs du coureur, annonce régulièrement à ses lecteurs les travaux du petit constructeur Bordelais. Compte tenu de la couverture médiatique dont Juzan bénéficie, on peut raisonnablement se demander pourquoi aucune information n’a été diffusée dans ce journal, lors de la présentation de cette fameuse bicyclette. N’est ce pas tout simplement parce que, quand Georges Juzan, a dévoilé sa machine, d’autres modèles de conception proche existaient déjà et que, de fait, elle n’était pas particulièrement novatrice. Il faudrait alors rapprocher la date de présentation, de celle du record établi par Juzan sur son engin, c'est-à-dire novembre 1885 et non pas septembre 1884. Cette hypothèse est confortée par le fait que l’on trouve dans « Le Véloce-sport », de nombreuses traces, des autres inventions relatives à la bicyclette que Georges Juzan fit ensuite breveter.
« Le Véloce Sport » qui avait une implantation locale forte, aurait, sans aucun doute, relayé abondamment les revendications de Georges Juzan, constructeur local, si celui-ci avait clamé haut et fort qu’il était le concepteur de la première bicyclette. Il n’en est rien, pas une ligne, pas un mot sur le sujet à tel point que l’on peut se demander si Georges Juzan a pensé un seul instant être l’inventeur de la bicyclette moderne…
Pour toutes ces raisons, l’hypothèse d’une conception dès septembre 1884, nous apparaît peu probable et on peut penser que la bicyclette élaborée par Juzan, n’est probablement pas la première bicyclette au monde comme le croquis la présentant, tente de nous le faire croire.
Durant cette période riche et foisonnante en découvertes destinées à améliorer le vélocipède, de nombreux constructeurs conduisirent leurs recherches dans des directions proches et il suffit de quelques mois voir de quelques semaines pour entrer dans l’histoire ou plonger dans l’oubli. La différence entre le succès et l’échec se joue parfois à fort peu.
Aussi remarquable qu’elle puisse être par la pureté de ses lignes et l’équilibre qui s’en dégage, la bicyclette conçue par Georges Juzan n’était pas la première et le constructeur Bordelais est très vite passé à autre chose. L’année suivante, on le retrouve travaillant à la réalisation d’un tricycle puis en 1891 et 1892 à la promotion de perfectionnements pour les bandages pneumatiques.
Associé avec un autre constructeur de la région de Talence, A Buchin* ou seul (brevet de 1893), Georges Juzan n’eut pas plus de succès avec son système de bandages anti crevaison et à partir de 1893, son nom disparaît de l’actualité vélocipédique. Nous ignorons les raisons de cette plongée dans l’anonymat mais il est probable que son activité de petit constructeur ait eu à souffrir du développement de l’industrie du cycle. C’est le moment où les industriels commencent à produire en grande quantité et avec des méthodes modernes, des machines en série. Le modeste artisan qu’il était ne pouvait lutter et seule l’activité de réparation de cycles demeura lucrative. Epuisé par tant d’efforts inutiles, Georges Juzan est décédé à l’âge de 63 ans, le 25 juin 1912 à Caudéran, petite commune indépendante de la périphérie de Bordeaux qui sera rattachée à la ville en 1965. Il était alors dans un état proche de la pauvreté.
Constructeur de grand bis, de bicyclettes et de tricycles, Georges Juzan a, tout au long de sa carrière, œuvré pour améliorer la qualité des machines et favoriser leur diffusion. Coureur, mais également randonneur au côté de Maurice Martin, il fait, à sa manière, partie de ces pionniers qui ont beaucoup tenté et imaginé pour rendre l’utilisation de la petite reine plus agréable et à la portée de tous. Pour quelques semaines ou quelques mois, il n’est pas, à notre avis, l’inventeur de la bicyclette moderne qui restera à jamais propriété de John Kemp Starley, le créateur du Rover Safety, mais son remarquable travail ne doit pas tomber dans l’oubli. Georges Juzan a beaucoup donné à la bicyclette et cet engagement mérite d’être salué à sa juste valeur.
« L'en Cycle Opédie » Jean Durry, Edita Denoël - 1982
« Bicycle: The History » David V. Herlihy, Yale University Press, 2004 * A Buchin, associé à Faugère, présenta en 1892 une bicyclette de conception fort intéressante avec à l’intérieur du cadre une suspension arrière à ressort
Sauf mention particulière les photos présentées ici ont été réalisées par le petit braquet.