Le Petit Braquet
 
- Harold Darwin et Hattie Mc Ilrath
 
 

Coup de chapeau à

 

Harold Darwin et Hattie McIlrath

Nous étions alors dans une époque où la radio et la télévision n’existaient pas encore et dans la bataille commerciale que se livraient les journaux, susciter une actualité était un bon moyen de fidéliser les lecteurs. Ainsi à la fin du XIXème, nombre de journaux financèrent des aventures présentées comme dangereuses et spectaculaires pour lesquelles ils bénéficiaient de facto d’une exclusivité et tenaient en haleine leurs lecteurs. Parmi les cyclistes qui furent sponsorisés de cette manière, il faut citer le malheureux Franck Lenz, dont les relations de voyage furent publiées par le magazine « Outing », Luigi Masetti qui écrivit pour le « Corriere della Sera » ou George B. Thayer dont le périple à travers les Etats-Unis fit l’objet d’articles dans le journal « the Hartford Evening Post ». Harold Darwin et Hattie McIlrath furent le premier couple a accomplir un tour du monde à bicyclette, grâce au sponsoring d’un journal, le « Chicago’s Inter Ocean news paper ».

 

Lorsque les McIlrath donnèrent les premiers coups de pédale de leur tour du monde, à Chicago, le 10 avril 1895, c’est un tout jeune couple qui part à l’aventure. Harold Darwin est né en 1870 et sa jeune épouse, originaire de l’Ohio, Harriet Boyer, surnommée Hattie a tout juste 22 ans. Harold le dira lui-même plus tard, il a d’abord envisagé de voyager seul, conscient des difficultés et des dangers que pouvait constituer pour une jeune femme, un périple de 28 000 kilomètres dans des pays méconnus. Avec le recul, et malgré quelques incidents, il affirma dès les premières lignes de son livre, ne pas regretter un instant d’avoir fait ce choix.

« When I consented to the plan of going around the world I intended to make the trip alone, but my wife pleaded so hard to accompany me that I finally concluded to take her. She is a brave little girl, and rather than considering her a burden, I now look upon her as having been of great help to me on our memorable voyage. Aside from the fact that she is an expert wheelwoman, she is also an unerring shot. Nerve she possesses in abundance, as all will agree after reading of the adventures which befell us. »

« Quand j'ai consenti le projet de parcourir le monde, j'avais l'intention de faire le voyage seul, mais ma femme a plaidé si dur pour m'accompagner que j'ai finalement accepté qu’elle vienne avec moi. C'est une petite fille courageuse, et plutôt que de la considérer comme un fardeau, maintenant je la regarde comme ayant été d'une grande aide pour moi lors de notre voyage mémorable. Mis à part le fait qu'elle soit une cycliste experte, elle est aussi une tireuse infaillible. Tous le monde sera d'accord après avoir lu les aventures qui nous sont arrivées, qu’elle possède un remarquable sang froid ».

En s’élançant quelques jours seulement après le retour d’Annie “Londonderry” Cohen Kopchovsky sur le sol américain, Hattie allait devenir la deuxième femme à parcourir le monde à bicyclette mais à la différence de sa prédécessrice qui se met continuellement en scène, mais qui est aussi une femme moderne et indépendante, nous avons ici une personnage secondaire en permanence sous l’autorité de son mari.

De Grèce, ils prirent le bateau pour rejoindre l’Italie. Après avoir visité Tarente, Pompéi, Partis de Chicago le 10 avril 1895, le jeune couple traversa une partie des USA : Des Moines, Lincoln, Denver, Salt Lake City, Reno, Sacramento pour atteindre San Francisco où ils s’embarquèrent à bord d’un steamer en direction du port japonais de Yokohama. Après un bref passage par les villes de Kioto, Osaka, Niko et Kamachura ils prirent à nouveau le bateau pour Hong Kong et Canton. Ils traversèrent ensuite le continent Asiatique d’Est en Ouest : Bangkok, Calcutta, Bénarès, Cawnpore, puis Lahore. Ils traversèrent ensuite l’Iran et la Turquie via Téhéran Tabriz, Erzeroum, Constantinople pour rejoindre AthènesRome, Florence, Venise et Milan, ils passèrent par le sud de la France : Nice, Toulon, Marseille pour traverser l’Espagne : Barcelone, Valence, Carthagène, Gibraltar où ils s’embarquèrent pour un bref passage en Afrique dans la région de Tanger. Ils remontèrent ensuite la péninsule ibérique via Cadix, Lisbonne, Madrid. Après avoir franchi les Pyrénées et traverser Bordeaux, les époux McIlrath rejoignirent Paris via Orléans.

Les étapes suivantes de leur parcours passèrent par Bruxelles, Frankfort, Vienne, Berlin, Varsovie pour finalement atteindre Saint Petersburg où ils prirent à nouveau un bateau en direction de Stockholm puis de Christiana. Le bateau les amena enfin en Grande Bretagne et en Irlande. Revenus sur le continent nord américain via New York, ils reprirent leurs bicyclettes pour rejoindre leur point de départ : Chicago en passant par Buffalo et Cleveland.

A la lecture du livre relatant leur périple on s’aperçoit que le sponsoring pouvait déjà être conséquent et que le couple bénéficiait du soutien de plusieurs autres entreprises. Ainsi le préambule du livre est une sorte de panégyrique tout à la gloire des McIlrath et du Chicago’s Inter Ocean news paper. On y apprend également le nom du constructeur, du fabricant de pneus et du créateur des selles anatomiques utilisées par le couple.

L’équipement de chacun représente environ 50 pound soit un peu plus de 22 kilos et les bicyclettes qui ont été conçues pour allier légèreté et fiabilité, pèsent environ 12 kilos. Les bagages regroupés dans deux malles en cuir, installés à l’intérieur du cadre. On y trouve : des médicaments, un nécessaire à réparation, du matériel photographique et des sous vêtements. Pour les vêtements, afin de s’alléger au maximum, les époux ont convenu de ne quasiment rien emporter et d’acheter en chemin si le besoin se fait sentir. L’équipement est donc tout à fait spartiate, un couteau pour la nourriture mais pas de fourchette, de cuillère ou de verre.

« Table linen, napkins, soap, and even hair brushes were often total strangers to us. »
« Nappe, serviettes savon et meme brose à cheveux étaient totalement étrangers pour nous. »

A cela s’ajoute ce que Harold nomme son artillerie c'est-à-dire deux calibres 38 et un revolver de calibre 44. C’est pour lui un équipement tout autant indispensable que le petit outillage pour réparer les bicyclettes.

« To cyclists who contemplate a trip such as I have just made, or even one of lesser proportions, I can say that these three cannon are as necessary as a repair kit ».

Avec les McIlrath nous sommes loin de la conception moderne de la bicyclette, outil de l’émancipation des femmes, c’est même tout le contraire. Le livre est écrit par Harold Darwin McIlrath qui laisse peu de place à sa femme, dont il parle comme d’une brave petite fille « brave little girl » et pour lui hors de question qu’elle adopte le bloomers, sorte de pantalon baggy bien plus pratique qu’une jupe ou qu’une robe pour pédaler. Bien au contraire il affirme que la tenue « traditionnelle » est bien plus confortable.

«  Mrs McIlrath wore the « rationnal » costume so often derided by dress reformers, and I may say here, that had these same reformers witnessed the advantage of the « rationnal » costume upon some of the haps and mishaps which come to world’s tourists, their arguments would be forever silenced ».

«  Madame McIlrath a fait usage du costume traditionnel si souvent raillé par les réformateurs de la robe, et je peux dire ici que si ces mêmes réformateurs avaient été témoins des avantages du costume traditionnel face aux fortunes et infortunes que rencontrent les globe-trotters, cela ferait taire définitivement leurs arguments. »

Ce qui dénature quelque peu cet ouvrage c’est bien la volonté de Harold Darwin McIlrath de renvoyer l’ascenseur à son sponsor en l’évoquant en des termes élogieux quasiment chaque page. Le souci qu’il a de n’oublier personne est également sans intérêt d’autant que cela alourdit inutilement le texte sans y apporter aucun élément digne d’intérêt.

Pédaler ne semble pas ici faire craquer le vernis de la bienséance et quand Harold parle de son épouse il écrit « Mrs McIlrath » et jamais il n’utilise son prénom… Cette absence d’intimité, cette distance que met perpétuellement Harold Darwin avec sa femme et plus généralement avec les évènements qu’il raconte et dont on a parfois la sensation que ce n’est pas lui qui les a vécu, enlève toute proximité avec les « héros » de cette aventure. Nous sommes loin des époux Pennell, qui dix ans auparavant nous faisait partager leurs voyages ? On le ressent fort bien à la lecture de leurs ouvrages, ils étaient heureux d’entreprendre ensemble un voyage, ils y prenaient plaisir et l’on sentait que chacun avait son rôle et sa place dans l’expédition. Ils réussissaient à nous faire pénétrer dans la sphère de leur vie privée et Elisabeth nous parlait parfois de Joseph avec intelligence et humour.

Tout au long de leur traversée des USA, les McIlrath sont accompagnés et même entrainés par de nombreux cyclistes dont certains sont mandatés et probablement rémunérés par le Chicago’s Inter Ocean. Ils font ainsi la connaissance d’un cycliste Ed Krueger qui doit dans le même temps battre un record et qui ne trouvant pas sa machine suffisamment performante pour sa tentative emprunta celle d’Harold en y substituant sa selle, ses pédales et son guidon. 

Les débuts du voyage malgré le soutien de cyclistes qui les accompagnent n’est pas une simple partie de plaisir. Une nuit d’orage et de pluies violentes, on leur refuse l’hospitalité ; un autre jour en rase campagne, une fermière prétend n’avoir rien dans son garde-manger pour ne pas avoir à leur fournir de la nourriture. Hattie est ensuite victime d’une chute sérieuse qui la laisse inconsciente pendant une bonne demi-heure. Dans cet accident ils perdirent également quasiment une semaine, le temps de faire venir sur place une nouvelle fourche pour la machine de Hattie. Plus loin encore ils doivent faire face à une invasion de lézards et de serpents qu’ils ne dispersent qu’à coup de révolver. Les aléas de la route et des intempéries les font parfois se retrouver loin de toute habitation à la nuit tombante et faute de réserve suffisante, Harold en est un jour réduit à tuer deux poulets pour qu’ils puissent se nourrir.

Dans les agglomérations les choses se passent beaucoup mieux. Partout ils sont attendus par quelques notables ou le plus souvent par une section locale de cyclistes qui organise une petite réception et qui leur propose de demeurer sur place quelques jours afin de mieux découvrir le pays.

Quand rien ne vient perturber leur progression les McIlrath parcourent entre 80 et 100 miles par jour, ce qui compte tenu de leur équipement semble tout à fait honorable. Selon les calculs d’Harold le 6 juillet, ils ont parcouru un total de 2283 miles depuis leur départ soit une moyenne de 57,5 miles par jour y compris les jours de repos.

Harold nous raconte ensuite une histoire pour le moins surprenante :

“At Tecoma, our first stopping place in the state, we found an inquisitive crowd awaiting us. As the crowd was in Tecoma, so it proved to be throughout Nevada. Everywhere the people understood fully who we where, where we were from and the auspices under which we journeyed, but we had difficulty in convincing them that we were not dead-broke and that we were not touring the globe for a wager. There have been so many queer trips recently made by men who start out penniless to receive thousands of dollars upon the culmination of their journey that the public, I noted had grown to expect all sorts of hard luck stories from tourists whose mode of travel was any other than the railroad.”

« A Tecoma, la première ville de l'Etat où nous nous sommes arrêtés, nous avons trouvé une foule curieuse qui nous attendait. Dans tout le Nevada, l’attitude de la foule fut la même qu’à Tecoma. Partout, les gens comprenaient pleinement qui nous étions, d'où nous étions et les auspices sous lesquels nous voyagions, mais nous avions du mal à les convaincre que nous n'étions pas complètement fauchés et que nous ne faisions pas le tour du monde pour un pari. Il y avait eu beaucoup de voyages étranges récemment faits par des hommes qui partaient sans le sou pour recevoir des milliers de dollars comme fruit de leur voyage et j'ai noté  que le public, avait muri et qu’il s'attendait désormais à toutes sortes d'histoires de malchance de la part de touristes dont le mode de transport n'était rien d'autre que la voie ferrée. »

Déjà dans certaines régions peu peuplées des USA les routes sont en très mauvais état et les crevaisons sont nombreuses, laissant augurer des difficultés bien supérieures dans des pays notoirement moins modernes que l’Amérique. Parfois la seule solution tant l’état des pistes est déplorable est de rouler sur la voie de chemin de fer.

“For days, we sped along rough tracks ; meeting none but illiterate laborers and camping at night upon the hard dirty floors often without covering.”

« Pendant des jours, nous avons circulé sur des pistes rugueuses; ne rencontrant personne hormis des travailleurs illettrés et nous avons campé pendant la nuit sur des sols durs sales, souvent sans couverture. »

C’est le 12 octobre 1895, qu’ils s’embarquèrent pour dix jours de traversée, sur le City of Pekin en direction du Japon et de la ville de Yokohama. Ils restèrent deux mois sur l’ile où ils visitèrent les sites sacrés du mont Fuji et de nombreux autres sites et monuments. Harold est finalement assez surpris par le niveau technique atteint par les japonais dans de nombreux domaines où il avoue sans chauvinisme aucun qu’ils font mieux que les américains.

L’arrivée à Shangai le 25 janvier 1896 les fait immédiatement basculer dans un autre monde plus arriéré et beaucoup moins hospitalier.

« When the Inter Ocean cyclists reached Shanghai, one of the firs sights we wished to see was the people among whom we were to travel for the next 2000 miles of our trip, and we wished to see them at home. To view them in all their glory as an uncivilized, barbaric race, a trip to the old city was necessary, and on this errand Mrs McIlrath and I started Jan 25. We have intended to ride our wheels, but were dissuaded from doing so on account of the hindrance they would prove in sight-seeing. Our friends strongly urged that we take a guide, claiming it unsafe for foreigners to walk about the city alone, but as we were perforce to travel in Chinese territory far less accustomed to “foreign devils” than the inhabitants of Shanghai, we resolved to make our initial bow among the vegetarians, unprotected, save by our nerve and a stout cane.”

« Quand les cyclistes de l’Inter Océan sont arrivés à Shanghai, l'une des premières choses que nous voulions voir, c'était les gens parmi lesquels nous devions voyager pour les 2000 prochains miles de notre voyage, et nous voulions les voir chez eux. Pour les découvrir dans toute leur gloire comme une race barbare et pas civilisée, un voyage à la vieille ville était nécessaire, ce que Mme McIlrath et moi avons commencé le 25 janvier. Nous avions l'intention de prendre nos vélos, mais nous en avons été dissuadés en raison de l'encombrement qu’ils auraient été pour la visite. Nos amis nous ont demandé instamment de prendre un guide, prétendant qu'il est dangereux pour les étrangers de se promener seuls, dans la ville, mais comme nous étions obligés de circuler sur le territoire chinois beaucoup moins habitués aux «diables étrangers» que les habitants de Shanghai, nous avons décidé de suivre notre plan initial et de voyager chez les végétariens, sans autre protection que notre sang-froid et une canne robuste. »

Le rapport avec les populations n’est pas aussi dramatique que ce qu’ils pouvaient craindre mais ils leur arrivent parfois d’être accueillis par des jets de cailloux ou de fruits. De plus les chiens en liberté qui sont nombreux, n’apprécient pas les bicyclettes mais pour faire face à leurs attaques fréquentes Harold qui est un excellent bricoleur à fabriquer un système efficace :

“Dogs made several attacks upon us, but the little ammonia gun I always carry effectually checked all onslaughts and filled the observing Chinese with wonder. The “gun” was one of my own manufacture, simply a rubber bulb whith a short glass nozzle. The bulb I kept filled with ammonia, and when dogs annoyed me, either on my wheel or afoot, the bulb, concealed in the hand, with the nozzle projecting between the fingers, made a most effective weapon. Directing the nozzle in the dog’s direction, a slight pressure sent a tiny stream into the yelping cur’s mouth and eyes. The dog’s violent breathing invariably caused him to take a full inhalation before he was aware of the evil designs upon him, and the effect was instantaneous. He would close his mouth with a snap and then perform a wild side somersault on his back. Several times I used the gun upon dogs in Shanghai and did it in such a manner as to conceal the act. The masters of the animals, who stood grinning while the brutes yelped and snapped at us, were unable to comprehend the reason for Fido’s acrobatic feats, and in each instance after looking the dog over to find some injury, laughed heartily; and addressed to us words in reference to the dog which were no credit to man’s most faithful friend.”

« Les chiens ont fait plusieurs attaques sur nous, mais la petite arme à feu d'ammoniaque que je porte toujours sur moi a paré efficacement toutes les attaques et a rempli d'étonnement le chinois observateur. "L'arme à feu" était de ma propre fabrication, il s’agissait d’une poire en caoutchouc doté d’un court bec de verre. Je gardais toujours la poire remplie d'ammoniaque et quand les chiens tentaient de mordre ma roue ou mon pied, la poire dissimulée dans la main, avec le bec coincé entre les doigts, était une arme des plus efficace. Dirigeant le bec dans la direction du chien, une pression légère envoyait un jet minuscule dans la bouche et les yeux du sale chien glapissant. La respiration violente du chien l’obligeait invariablement à prendre une inspiration complète avant qu’il ne comprenne ce qui lui arrivait, et l'effet était immédiat. Il fermait sa bouche d’un coup puis effectuait un saut périlleux et se retrouvait sur son dos. Plusieurs fois, j'ai utilisé le pistolet sur des chiens à Shanghai mais je l’ai toujours fait discrètement. Les propriétaires des animaux qui demeuraient debout et souriant pendant que leurs bêtes aboyaient et nous attaquaient, étaient incapables de comprendre la raison des exploits acrobatiques de Fido et chaque fois après l'examen du chien pour trouver une certaine blessure, riaient à gorges déployées et nous adressaient des paroles en référence au chien qui n'était assurément pas le plus fidèle ami de l'homme. »

A cette époque la Chine est encore très fermée aux étrangers, certains quartiers leurs sont interdits et en plus des passeports il est vivement conseillé à Harold de faire fabriquer des cartes de visite en chinois et d’utiliser prioritairement ces documents. Les hôtels étant tellement de médiocre qualité, les époux McIlrath décident de s’équiper afin de pouvoir se débrouiller seuls. On apprend ainsi qu’avant de quitter Shanghai ils font l’acquisition de deux pantalons de flanelle,  d’une poêle à frire peu profonde, d’une assiette en étain pouvant servir de couvercle pour la poêle à frire, un sac à dos, un fusil de chasse à deux canons, des munitions et un couteau ressemblant à une machette cubaine. Pour ne pas se retrouver sans rien à boire et à manger comme ce fut le cas lors de leur traversée des Etats-Unis en direction du Pacifique, ils ont également fait provision de lait en poudre et de bouillon de viande américain.

Les règles d’hospitalités et les coutumes Chinoises sont parfois difficilement supportables pour le couple qui ne comprend pas la barbarie de cette société qui n’est pas la leur. Ainsi pour répondre aux invitations de leurs hôtes de Shanghai, ils doivent visiter une prison où ils constatent que les prisonniers ne sont pas nourris et que c’est à la famille ou aux amis de fournir au détenu de quoi subsister. Plus loin à l’intérieur du pays, le Mandarin qui les accueille leur impose d’assister à l’exécution capitale d’une femme condamnée pour meurtre. La peine capitale est exécutée sous forme de 36 coupures à l’arme blanche (oreilles, langue…) qui ne sont pas forcément immédiatement fatales. Hattie n’assiste pas à la scène mais Harold en sort profondément choqué.

A partir de Ching kiang (Zhenjiang) Harold affirme non sans humour que les seules roues qu’ont déjà vu les autochtones sont les roues des brouettes et que la bicyclette y est inconnue. Le seul a avoir parcouru la région à bicyclette est le regretté Frank Lenz (voir coup de chapeau). Leurs engins sont comparés aux chariots du diable « the devils carriages » et les traversées de villages sont parfois épiques. Ils sont cernés par la foule qui vocifère et qui profère moultes injures et menaces et qui parfois accompagne leur sortie par une pluie de pierres et de mottes de terre.

Dans les villes l’accueil est souvent très différent. Les autorités ont fait savoir à la population qu’ils étaient les hôtes du Mandarin ou d’importants notables et du coup ils sont respectés et l’on s’écarte même pour les laisser passer…

Quand ils le peuvent, ils font également un peu de tourisme, en visitant par exemple la tombe des Ming à proximité de Nankin. Toutefois, les autorisations qu’ils ont obtenues sont précises et certaines provinces leurs sont totalement interdites d’accès. Ce qui surprend beaucoup Harold durant la traversée de la Chine c’est l’extrême diversité des dialectes pratiqués qui tant ils différent les uns des autres, compartiment le pays.

Les McIlrath sont les premiers à s’enfoncer aussi profondément dans le pays, Lenz a emprunté la route la plus courte « the telegraph line »n tandis que Thomas Stevens a simplement relié Canton à Kui Kiang avant de prendre le bateau pour Shanghai.

Entre Wan Hsien et Chung King, avec les pluies importantes, la piste montagneuse n’est pas praticable à bicyclette alors les McIlrath décident d’effectuer le trajet dans ce que nous pourrions appeler des chaises à porteur « mountain chairs » et ils embauchent des coolies pour les véhiculer et pour porter leurs machines. Ces hommes proposés par un de leur ami et bien qu’encadrés par deux soldats finissent par se mutiner. Ils réclament de l’opium, de l’alcool de riz et de l’argent en plus pour continuer. Finalement les choses s’arrangeront avec un peu d’argent mais d’une manière plus générale, Harold est sidéré par les ravages de l’opium qui touchent une population nombreuse dans toute la région.

L’architecture et l’agencement des villes n’ont selon ses dires aucun intérêt tant elles sont toutes des copies conformes d’un modèle préétabli.
« The interior cities of Chinese Empire are similar in every respect; see one of them and you have seen them all.”
“Les villes de l’intérieur de l’Empire Chinois sont en tous points semblables. En voir une, c’est voir toutes les autres. »

D’une cité à l’autre seul le climat change ajoute-t-il et celui de Chung King lui apparaît comme particulièrement exécrable.

« the climate…is delightful for duck and pneumonia propagation…”  

« Le climat est délicieux pour les canards et la propagation de la pneumonie.”

« On sunday, October 28, after a most exhausting tramp, the Inter Ocean tourists reached Tai Kwan Hseen. The road had been over the rockiest of mountain paths and we did not have an opportunity of riding our wheels until after we had passed through the cities of Chau Tung. More than one thousand miles of mud-plastered hills and half-submerged valley had we pratically walked since entering Ichang, and more than 900 miles of that distance had been covered during rainstorms.”

“Le dimanche, 28 Octobre, après un voyage des plus épuisant, les touristes de l’ Inter Ocean attinrent Tai Kwan Hseen. La route avait emprunté des sentiers de montagne rocailleux et nous n'avions pas eu l'occasion de rouler à bicyclette jusqu'à ce que nous ayons traversé les villes de Chau Tung. Plus d'un millier de miles fait de collines de boue plâtreuse et de vallées à moitié inondées où nous avions pratiquement marché depuis l'entrée d'Ichang, et plus de 900 miles au total avaient été couverts pendant les orages »

Parfois au détour d’un chemin, ils constatent à nouveau la dureté d’une société qui n’est pas la leur. Ainsi un jour, alors qu’ils arrivent dans la province du Yunnan, ils aperçoivent 11 petites cages suspendues aux branches de 11 arbres morts. S’approchant, ils découvrent à l’intérieur les têtes décapitées de voleurs, dont on expose ainsi les restes afin de dissuader ceux que le vol et la maraude pourraient tenter.

Harold dresse un bilan effrayant de leur traversée de la Chine. Certes, il se doit de grossir le trait, d’exagérer les dangers pour tenir en haleine les lecteurs mais le voyage n’a pas été facile avec des chemins de médiocre qualité, des conditions atmosphériques pénibles et une population parfois très hostile.

“As I looked back over the last eleven months, my recollections become almost kaleidoscopic in their variations. For eleven months we were the guests of the Mongolians, having them for companions both day and night; we had adopted their customs, ate, slept and journeyed with them for weeks isolated from a white face, and we felt on our arrival in Nampong that we were competent to judge as very few others the true character of the long queued Orientals. Our trip from Shanghai had involved 4200 miles of walking, riding, and climbing. We had been pursued by howling mobs; we had slept in swamps and rice fields; we had been fired upon, cut at with knives, lunged at by spears, and stoned innumerable times; often running a gauntlet of maddened natives, with clods and stones falling about us like hail. Coolies of the lowest and officials of the highest type have sheltered and entertained us; pleasures and pain had been our lot; from a palace as honoured guests we had been altered in forty eight hours to besieged beings, expecting to fight for our lives ; lost in snowstorms, wading in streams, creeping around landslides, our journey has been fraught with many dangers; death in the garb of pestilent diseases had brushed shoulders, feasted at the same table and slept in the same apartment with us; we had been ragged and hungry, yet now, on Burmese soil, not a word of regret could be expressed for all the hardships we had suffered.”

« Quand je regarde en arrière pour les onze derniers mois, mes souvenirs deviennent presque kaléidoscopiques pagnons de jour comme de nuit, nous avons adopté leurs coutumes, mangeant, dormant et voyagdans leurs variations. Pendant onze mois, nous fumes les invités des Mongols, et ils furent nos comeant avec eux pendant des semaines sans croiser de visage blanc, et nous avons pensé à notre arrivée à Nampong que nous étions parmi les rares personnes compétentes pour juger que très peu d'autres le vrai caractère de ces Orientaux à queue de cheval. Notre voyage de Shanghai a représenté 4200 miles de marche, de pédalage et d'escalade. Nous avons été poursuivis par des foules hurlantes, nous avons dormi dans des marécages et des rizières, on nous a tiré dessus, blessé à l'arme blanche, menacé avec des lances, et caillassé un nombre incalculable de fois. Nous avons souvent été poursuivis par une poignée d'indigènes affolés, avec des mottes et des pierres tombant sur nous comme la grêle. Des porteurs au bas de l’échelle aux plus hauts fonctionnaires nous ont abrité et nous ont diverti; plaisirs et peines ont été notre lot; d'un palais comme invités d'honneur nous sommes devenus dans les 48 heures des êtres assiégées, s'attendant à nous battre pour nos vies, perdus dans les tempêtes de neige, pataugeant dans les ruisseaux, rampant à proximité de glissements de terrain, notre voyage s'est heurté à de nombreux dangers, la mort prenant le costume de maladies pestilentielles a balayé nos épaules, festoyé à notre table et a dormi dans le même appartement que nous, nous avons été en guenilles et affamés, mais maintenant, sur le sol birman, pas un mot de regret ne peut être exprimé pour toutes les difficultés que nous avons souffert. »

Harold veut avant tout retenir le profond courage de son épouse qui a partagé sans jamais faiblir toutes les difficultés.

Son jugement sur la population chinoise est sans appel et peu flatteur. Il les considère individuellement et collectivement comme faibles moralement et mentalement. Selon lui l’opium, l’alcool et les maladies qui frappent une part très importante de la population sont en grande partie responsable de cette faiblesse. Il ajoute que les chinois lui semblent sans scrupules, ne respectant pas les femmes. Pour terminer le portrait à charge, il ajoute qu’ils sont d’une cruauté immense et raffinée, qu’ils sont lâches individuellement et dominateurs féroces en groupe.

Aujourd’hui dans le monde occidental ces propos seraient jugés comme profondément racistes et ils apporteraient le discrédit sur leur auteur. Il convient pourtant de les lire sous un autre angle et de comprendre qu’il s’agit là de la confrontation de deux mondes qui sont profondément différents et qui n’ont pas encore appris à se connaître. Aux Etats-Unis, l’individu et la liberté individuelle sont érigés en principe alors qu’en Chine, pour la caste des puissants l’individu ne compte pas il n’est qu’une infime partie de la masse que constitue le peuple. De plus, l’inhumanité et la cruauté de certaines pratiques judiciaires, ne pouvaient que heurter le mode de penser des époux McIlrath issus d’une société chrétienne et profondément puritaine. Tout cela ne pouvait que fausser leur jugement vis-à-vis de la culture chinoise. Tout de suite aprs avoir franchi la frontière, ils séjournent durant trente jours à Bahmo où ils sont les hôtes d’une mission chrétienne chinoise. Pendant ce long séjour fait d’oisiveté et de routine dans un paysage profondément monotone ils n’abandonnent pas totalement leurs machines. Ils parcourent régulièrement une trentaine de miles autour de la ville ce qui leur permet de visiter des plantations de café, l’hôpital local et encore une fois l’établissement pénitencier de la région. Ils rejoignent après trois jours de navigation sur le fleuve, Mandalay la capitale Birmane. De cette région, ils gardent un excellent souvenir pour plusieurs raisons. Les routes tout d’abord qui s’avèrent roulantes et sans danger et surtout l’accueil qui leur est réservé par les membres « of the Burmah club ». Ce club dont au moins la moitié des membres sont des officiers de l’armée Britannique qui ont un art de vivre qui s’accorde beaucoup mieux aux aspirations des McIlrath que les us et coutumes du peuple chinois. Ces nantis ont le temps et les moyens de leur faire découvrir la région, de se promener avec eux à bicyclette et même de les faire inviter au mariage d’un prince de sang de la dynastie Birmane.

De Mandalay, ils rejoignent Rangoon sur des routes monotones et sous une chaleur accablante. Dans cette colonie britannique, où la société est très métissée (Noirs, Hindoux, Eurasiens..), le comportement de la population vis-à-vis de ces blancs qui traversent le pays à bicyclette est affable et jamais ils n’ont à faire face à une quelconque animosité ou agressivité dans les villages qu’ils traversent.

Deux ans exactement après leur départ de Chicago, ils s’embarquent sur un bateau dénommé « Africa » qui traverse la baie du Bengale en direction de Calcutta.

Harold nous présente la situation de la bicyclette dans la grande cité indienne où il trouve que la chaleur est beaucoup trop intense pour la pratique du vélo.

« Bicycles are ridden extensively in calcutta , comparatively speaking more than 3000 wheels being enumerated in the tax list at the time I was in the city. There are however, only about three months in the year favourable to riding December, January and February. In other months cycling is tolerable only between the hours of 5 and 8 in the morning and evening. This of course, applies only to the Europeans, and not to the natives, who rides in the intense heat of midday without the slightest difficulty.”

« Les vélos sont largement utilisés dans Calcutta, toutes proportions gardées plus de 3000 roues étant énumérés dans la liste de la taxe fiscale à l'époque où j'étais dans la ville. Il y a cependant, seulement environ trois mois par an favorables à la pratique de la bicyclette : Décembre, Janvier et Février. Pour les autres mois, rouler est tolérable seulement entre 5 et 8 heures du matin et du soir. Bien sûr, cela ne s'applique qu'aux Européens, et non aux autochtones, qui pédalent dans la chaleur intense de midi, sans la moindre difficulté. »

Ils souffrent tellement de la chaleur intense qui règne dans tout le pays qu’à partir de Chandernagor, ils effectuent la majeure partie de leur trajet de nuit. Cette façon de voyager n’est pourtant pas sans danger comme ils vont en faire l’expérience dans la jungle entre Delhi et Bénarès où ils croiseront des guépards. Le 27 mai, Harold relève une température de 44,4° degrés à Allahabad.

Nous ne sommes pas encore entrés dans l’ère de la mondialisation pourtant le monde est déjà très petit. A Bénarès, leur route va croiser celle de Lowe, Lum et Frazer qui ont, eux aussi, entamé un tour du monde en 1896. Si l’on en croit les propos d’Harold la rencontre ne démarre pas sous les

meilleurs auspices en effet les trois globe-trotters semblent douter de la réalité du voyage des époux McIlrath. Il a la plume acerbe pour dresser un portrait peu flatteur des trois hommes.

« 15 minutes conversation with the Frazer outfit convinced me that the new aspirants to globe-girdling honours entertained little respect for Americans in general, and ourselves in particular. Lenz they declared emphatically a nonentity in cycling history; Tom Stevens was totally unreliable, and as for ourselves we had undergone no hardships, and were comparatively new. They probably did not like Stevens because he was the original "round the world on bicycles" Lenz because he had accomplished single handed more up to the time of his death than these fellows could accomplish over the route they had selected, if they completed their program; and Mrs McIlrath came in for her share of contempt because a wee, slender woman, she had encompassed what they averred they would attempt, in a number strong enough to cross the threshold of any earthly inferno with impunity.
Their object in circling the world was simply to make the journey, selecting the shortest, most expeditions route, and arriving home as quickly as possible.”

« 15 minutes de conversation avec le groupe de Frazer m’ont convaincu que les nouveaux aspirants globe-trotters avaient peu de respect pour les Américains et pour nous en particulier. Selon eux, Lenz ne représentait rien dans l’histoire du cyclisme, Tom Stevens n’était absolument pas fiable et quand à nous, n’ayant rencontré aucune difficulté, nous n’étions trop nouveau (pour être digne d’intérêt). Ils n’aimaient pas Stevens probablement parce qu’il était le premier a avoir fait le tour du monde ; Lenz parce que, avant sa mort, il avait parcouru en solitaire plus que ce qu’eux pourraient accomplir sur les routes qu’ils avaient choisies. Madame McIlrath était pour eux objet de mépris car ils étaient vexés qu’une femme mince et frêle ait été assez forte pour franchi le seuil de ce qu’ils appelaient les portes de l’enfer.
Leur objectif en accomplissant le tour du monde était tout simplement de faire le voyage, en choisissant l’itinéraire le plus court, et en arrivant à la maison le plus rapidement possible. »

A Delhi la chaleur qui les fait souffrir depuis de nombreuses semaines les oblige à un arrêt prolongé. En effet Hattie n’en peut plus, elle a le visage gonflé recouvert de petits boutons de chaleur et les médecins qu’ils ne manquent pas de consulter leur demandent d’observer une semaine de repos. Visiblement la tragique destinée de leur prédécesseur, Frank Lenz hante Harold et pour traverser la Chine, la Birmanie et l’Inde il a choisi d’emprunter exactement la même route. Il ne trouve pourtant qu’à deux reprises seulement à Chandernagor puis à Karnaul au nord de Delhi, les témoignages du passage de son regretté compatriote, ce qui semble le désoler quelque peu.

« A second reminder of the plucky little Lenz we found in the register book of the Karnaul dak bungalow, which read, « F. G. Lenz, October 10, 1896, arrived six p.m. Departed six a.m. October 12; American Bicyclist.”

“Nous avons trouvé une deuxième trace du passage du courageux petit Lenz dans le registre d'enregistrement du Karnaul dak hôtel, où il est écrit, "F. G. Lenz  est arrivé le 10 octobre 1896, à six heures de l'après-midi. Parti à six heures du matin, le 12 octobre; Cycliste Américain. »

L’opinion d’Harold, que l’on a pu trouver très conservateur sur certains points est moderne et sans appel quand à l’occupation coloniale des britanniques en Inde :

« India is a close second to China in adhering to native customs, and after a journey of fifteen hundred miles, made through the country, in such a manner as to mingle with and know the people, I am of the opinion that the English who govern India, are but a trifle less conservative, and that what broad ideas of improvement they do possess, that would materially improve the natives condition without benefiting the governement revenue, are never allowed to developp and expand. India is not governed by the English with any philanthropic ideas, and when one has spent a few months poring over financial reports and statistics, tax lists and penal codes, the idea is firmly fixed in the mind that India is governed by the English for England.”

“L'Inde est un peu une seconde Chine en adhérant aux coutumes autochtones, et après un voyage de quinze cents miles, fait à travers le pays, de manière à se mêler et à connaître les gens, je suis d'avis que les Anglais qui gouvernent l'Inde, sont un peu moins conservateur, et que les idées générales d'amélioration qu'ils possèdent, et qui pourraient sensiblement améliorer la condition des autochtones sans diminuer les recettes du Gouvernement, ne sont jamais autorisés à la mise en œuvre et au développement. L'Inde n'est pas régie par les Anglais avec des idées philanthropiques, et quand on a passé quelques mois penché sur les rapports financiers et statistiques, les listes fiscales et les codes pénaux, l'idée est bien fixée dans l'esprit que l'Inde est gouvernée par les Anglais pour l'Angleterre. »

Après Lahore où ils sont tous les deux cloués au lit quelques jours durant par une attaque de malaria, ils rejoignent Karachi. De là ils prévoient de suivre la ligne du télégraphe à travers le Belouchistan pour entrer en Perse de la même manière que Lenz mais cette voie leur est refusée par les autorités britanniques sous le prétexte que désormais elle est trop dangereuse. Finalement sous la pression conjuguée des Britanniques et du consulat Américain, les McIlrath finissent par céder et le 28 septembre ils s’embarquent à Bushire laissant derrière eux un pays pauvre et exploité.

« There is such a misery in India and unalterable condition which forbid that its people ever be benefited by British rule, or that a sympathetic bond be established between the European and Indian.”

“Il y a une telle misère en Inde que cet état inaltérable interdit que les gens jamais bénéficient de la domination britannique, ou qu'un lien de sympathie puisse s'établir entre Européens et Indiens. »

L’Assyrie, bateau à vapeur avec lequel ils traversent le golf Persique leur permet de se reposer et de reprendre quelques forces car la traversée de l’Inde a laissé des traces aussi bien dans les corps que sur les machines qui elles ont aussi ont souffert des routes chaotiques et de dures conditions climatiques :

« We were a sorry looking pair as we set out on the last short relay in India. The cooking pots which we carried clattered and rattled noisily as they banged against the frames of our bicycles. The luggage cases were heavily laden; our front tires, long ago worn out as rear tires, leaked badly; the cork grips were gone from our handle-bars, and the felt pads of our saddles had become hard as wood. Our attire was thoroughly in keeping with the disreputable appearance of our wheels. Helmets were battered and patched, clothes torn and stained, shoes scuffed and cut to relieve swollen feet, and stockings darned with thread of all colors.”

« Nous étions une paire en bien triste état quand nous avons terminé notre dernière petite étape en Inde. Les ustensiles de cuisine que nous avions emmenés, s’entrechoquaient et cognaient bruyamment contre les cadres de nos vélos. Nos cantines étaient lourdement chargées. Nos pneus avant, comme nos pneus arrière étaient usés depuis longtemps et fuyaient. Les poignées en liège de nos guidons avaient disparues et le feutre de nos selles était devenu dur comme du bois. Nos casques étaient cabossés et rapiécés, nos vêtements étaient déchirés et tachés, nos chaussures étaient éraflées et coupées pour soulager nos pieds enflés, et nos bas étaient reprisés avec des fils de toutes les couleurs. »

A leur arrivée à Bushire (Bushehr), sur la côte dans le sud ouest de l’Iran, comme chaque fois qu’ils séjournent dans une ville importante ils sont reçus et hébergés par des membres de la communauté américano-européenne qui demeure dans la cité. Ils restent une semaine dans la ville, le temps de préparer la suite de leur périple. Il s’agit de se procurer des vêtements chauds pour la traversée des montagnes iraniennes, d’obtenir des passeports, des laissez-passer pour les autorités locales ainsi que des autorisations pour pouvoir dormir dans les stations du télégraphe qui jalonnent leur parcours.

La progression en direction de Téhéran se fait par une route montagneuse impraticable à vélo. C’est donc à pied avec des mules qu’ils avancent doucement joignant leur pas à celui d’une caravane. Les campagnes iraniennes apparaissent à Harold comme pauvres et dangereuses. Partout il faut payer des bakchichs à des militaires comme à des petits chefs de tribus pour progresser en sécurité.

Peu avant Shiraz, la mule qui transporte la bicyclette de Hattie McIlrath accroche un rocher ce qui brise la fourche de la machine. Il ne faudra pas moins de huit jours à un artisan iranien pour réaliser la réparation. Contraint à un arrêt prolongé, ils profitent de l’hospitalité des Européens installés dans la ville avant de reprendre la route en direction des ruines de Persépolis où ils s’attardent longuement, impressionnés par les tombeaux de Darius et de Xerxes.

Là encore la mémoire du passage de Lenz est présente et un homme leur montre en faisant un grand geste sur sa gorge comment le jeune américain a été assassiné.

C’est maintenant le mois de décembre et les conditions atmosphériques deviennent difficiles. Ils doivent avancer dans la neige ce qui n’est pas chose facile.

“Snow began to fall on Dec 22 and our entertainer refused positively to allow us to proceed. The storm did not cease until the following morning, when, despite the protest of Mr Newey, we set out for the village of Khurud, twenty five miles away, and a most disastrous trip it proved to be. We expected to cover the distance to Khurud by 4 o'clock in the afternoon; but when that our arrived our cyclometers registered but eight miles, and we were worn out and almost unable to proceed farther. We had prepared for the trip by putting on extra sweaters and encasing our legs in heavy woolen leggings, such as are worn by native travelers, but we found, after a mile or so on the road, that the most discomfort we suffered was which our hands and feet. Beneath the snow were many pools of water, and into these we floundered, wetting ourselves to the knees and our bicycles to the hubs.”

« La neige commença à tomber sur le 22 décembre et notre hôte refusa absolument de nous permettre de continuer. La tempête ne cessa pas avant le lendemain matin, lorsque, malgré la protestation de M. Newey (notre hôte), nous sommes partis pour le village de Khurud, à vingt-cinq miles de distance, et ce fut un voyage des plus désastreux. Nous espérions couvrir la distance pour Khurud pour 4 heures de l'après-midi, mais à cette heure là nos compteurs ne comptabilisaient que huit miles, et nous étions épuisés et presque incapable d'aller plus loin. Nous nous étions préparé pour le voyage en mettant des chandails supplémentaires et en enveloppant nos jambes de lourdes jambières de laine, telles que celles portées par les voyageurs autochtones, mais nous avons trouvé, après un mile sur la route, que c’était les mains et les pieds.qui nous faisaient le plus souffrir. Sous la neige étaient de nombreux trous d'eau, et dans ceux-ci nous pataugions, nous mouillant jusqu’aux  genoux et nos vélos jusqu’aux moyeux. »

Bientôt ils abandonnent leurs machines à l’abris de rocher et ils continuent à pied. Hattie a de plus en plus de difficultés à marcher et à suivre son mari. Le froid est de plus en plus vif et avec la nuit ils finissent par s’égarer et perdre la piste. Ils ne doivent finalement leur salut qu’à la diligence de leur interprète qui ne les voyant pas venir leur a envoyé des secours. Il s’en faut malgré tout de peu que Hattie ne perde un pied dans l’histoire à cause d’un début de gelures. Elle est évacué à dos de mule jusqu’à Téhéran pour être soignée. Ils resteront dans la capitale Iranienne jusqu’au 25 février. Le voyage en direction de Resht s’effectue en chariot car les conditions atmosphériques sont encore trop mauvaises. De là ils prennent un vapeur en direction de Bakou qu’ils atteignent le 24 mars 1898. C’est à Tiflis, le 14 avril qu’Hattie remonte pour la première fois sur sa bicyclette depuis l’accident. Harold nous apprend également que Rodney le petit singe qui les accompagnent depuis la traversée de la Chine est toujours avec eux.

Le 9 juin, ils entrent dans Constantinople. Le Sultan de Turquie qu’ils aperçoivent à selon Harold le visage mais aussi le caractère d’un faucon capable «  d’ordonner l’extermination d’opposants religieux et de lire calmement un rapport de ses subordonnés, l’informant que 3500 de ses sujets arméniens avaient été tués en 36 heures dans les rues de Constantinople et de Stamboul. »

Ils s’embarquent ensuite pour Constantza en Roumanie. De là ils rejoignent Bucarest où ils sont fait membres honoraires du club cycliste de la ville. Après des mois et même deux années difficiles loin de la civilisation européenne ils sont séduits par le pays, qu’Harold comme par un effet de boomerang élève au plus haut rang. Ils traversent ensuite l’Autriche Hongrie en passant par Budapest et arrivent le 17 juillet 1898 à Vienne où ils rencontrent Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain, l’auteur de romans populaires comme « Les Aventures de Tom Sawyer (1876) et sa suite, Les Aventures de Huckleberry Finn (1885).

Vienne, où une centaine de cyclistes est venu les accueillir à bicyclette est le terme, non pas de leur périple, mais du livre qu’Harold a écrit. La suite du périple, probablement trop banale pour intéresser les lecteurs du journal qui les a sponsorisé, nous restera à jamais inconnu. Nous savons seulement que les époux McIlraths arrivèrent à New York en octobre 1898 et qu’ils posèrent définitivement leurs valises à Chicago, le 1er décembre de la même année. La seule trace que nous avons pu retrouver de leur vie à l’issue de ce voyage de trois ans, est une condamnation datée de 1909, pour exercice illégal de la médecine à l’encontre d’Harold…

Bien que n'ayant pas réalisé un tour tout à fait complet du globe à vélo, les époux McIlraths ont accompli un authentique exploit. Accueillis par une foule importante à leur retour, ils ont été tout aussi vite oubliés quand l’engouement pour la bicyclette est retombé. Pourtant en ayant parcouru 28000 kilomètres, Hattie peut être considérée avec Annie Londonderry comme l’une des premières femmes à avoir traversé le monde à bicyclette. Toutes les deux, tout comme Elisabeth Pennel ou Fanny Bullock Workmann étaient américaines et l’on mesure ici de manière évidente la différence entre le vieux et le nouveau monde dans l’émancipation des femmes. Il en fallait du courage, de la résistance physique et morale pour s’aventurer ainsi dans des contrées reculées et sur des chemins le plus souvent inadaptés à la pratique de la bicyclette. Hattie McIlraths a su aller au bout d’elle-même pour boucler ce long voyage et elle a pleinement sa place au Panthéon des aventurières à bicyclette.

 

En savoir plus

  • “Around the world on wheels for the Inter ocean : the travels and adventures in foreign lands of Mr. and Mrs. Harold Darwin McIlrath”, H Darwin McIlrath. Chicago Inter Ocean Publishing Co., 1898.
    « THE LOST CYCLIST, The Epic Tale of an American Adventurer and His Mysterious Disappearance » by David V. Herlihy, 326 p. Houghton Mifflin Harcourt.

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