Le Petit Braquet
 
- Chronique n° 96 - Champion Albert
 
 

Coup de chapeau à

SUITE / chapitre V

 

 

 

5 -Les années glorieuses

Seul, dans un pays dont il maîtrise encore fort mal la langue, Albert est en proie au doute. Sa famille est loin et écrire des lettres dont la réponse arrive au mieux trois semaine plus tard, ne lui apporte aucun réconfort. Elise lui manque beaucoup. Personne dans son entourage n'est en mesure de lui apporter le soutien psychologique nécessaire pour  le motiver et relancer sa carrière. Pour la première fois de sa vie, il n'a plus envie de s’entraîner.

Champion continue a travailler pour Charles Metz mais avec désormais un simple salaire d'ouvrier bien loin de ce que le métier de stayer aurait pu lui rapporter. Charles Metz importe des moteurs Aster qui sont bien plus puissants que ceux qu'il utilisait auparavant. Ils atteignent la puissance de 12 chevaux. Avec le travail, Albert Champion occupe à la fois son corps et son esprit. Il installe les moteurs Aster sur des tricycles et il continue ses essais sur les routes de la région. En cette période sombre pour lui, c'est probablement là son seul plaisir mais il est à maintes reprises arrêté par la police. Son manager et complice, Duddley Marks lui évite beaucoup d'ennuis en expliquant aux policemen que Champion est un étranger qui ne parle pas la langue et qui n'est pas habitué aux règles d'un pays « civilisé » comme les USA...

C'est finalement Pierre Tournier venu tout spécialement de France, qui va remettre Albert Champion en selle au propre comme au figuré. Selon Peter Nye qui a eu en main le journal intime d'Albert Champion, Pierre Tournier qui a senti le profond mal être d'Albert dans ses courriers s'embarqua pour Boston et il séjourna quelques semaines chez son ami. Albert a toujours en mémoire ce qu'il s'est passé le 30 mai dans ce qui est alors le plus grave accident de sport jamais intervenu sur le sol américain. En quelques semaines, à force de patience, Pierre Tournier réussit à lui redonner confiance et à le motiver pour qu'il reprenne l'entraînement. Il n'est pas encore question d'un éventuel retour à la compétition, mais simplement de faire des tours de piste pour entretenir la forme. A son départ pour la France, Pierre Tournier a sauvé l'essentiel, Champion est de nouveau coureur dans sa tête.

Albert Champion ne reprend pas immédiatement la compétition cycliste et c'est sur un engin motorisé qu'il fait son retour sur la piste. Champion et Metz décident probablement pour promouvoir les nouveaux moteurs Aster, d'inscrire Albert Champion au programme d'une soirée de courses cyclistes qui doit se dérouler sur la piste « Trotting Park » de Readville dans la banlieue de Boston. Il ne s'agit pas d'un retour à la compétition cycliste mais d'une simple exhibition de tricycle à moteur. Après quelques tours de piste, Albert retrouve ses automatismes, il est dans son élément et  fidèle à son habitude il fait le spectacle. Il impressionne la foule par son habileté et sa vitesse, mais il veut probablement trop en faire tant il est heureux de se retrouver là et c'est de nouveau l'accident. Une de ses roues arrière accroche la barrière qu'il serre de trop près et il est projeté violemment au sol. On le relève avec une fracture des deux os de l'avant-bras gauche. Difficile de faire pire pour un retour à la compétition. Pourtant, loin d'être découragé par cette fracture qui est la première mais pas la dernière de sa carrière, Albert Champion a désormais un objectif : améliore le record du mile et qui sait peut-être un jour devenir le premier à parcourir le mile en moins d'une minute. C'est barre mythique à l'époque est selon lui tout à fait réalisable à la condition de rouler sur une piste plus longue et plus rapide. Après avoir étudié les différentes possibilités qui s'offrent à eux, Albert Champion et Charles Metz choisissent comme terrain de la prochaine tentative, « The Empire City Race Track », la piste de Yonker, ville située au sud de l'État de New York, pas très loin de New York City. C'est en allant s'entraîner sur les routes avoisinantes, le 14 juillet 1900, qu'à nouveau il est victime d'un accident. L'axe de la roue gauche de son tricycle casse et il fait une chute alors qu'il roule à environ 70 miles soit un peu plus de 110 kilomètres/heure. Outre de nombreuses plaies, il se relève de cette chute avec une fracture de la main droite.

Quelques jours plus tard, le 31 juillet, Champion est pourtant de nouveau au guidon de sa machine et il  réussit lors d'une exhibition à parcourir le mile en 1 minute, 26 secondes et 3/5ème soit une moyenne de 41,5 miles à l'heure. (66,5 km/h, ndlr). Cette performance est considérée par certains comme le premier record américain de vitesse moto.

A Chicago, the Washington Park est une piste pour chevaux très roulante d'une longueur d'un mile propice aux grandes vitesses. Le 21 septembre 1900, après plusieurs défaites face à d'autres spécialistes comme le constructeur automobile Alexandrer Winton, Champion réussit à parcourir les 50 miles en 1 h 15 minutes et 51 secondes. Il est ainsi le premier en Amérique a atteindre la moyenne de 40 miles à l'heure (64 km/h environ). Non officiel, ce record confirme néanmoins le talent de pilote de Champion ainsi que l'efficacité de son tricycle.

Il est considéré par les spécialistes comme un coureur intrépide et casse-cou « a dare-devil rider » prêt à prendre tous les risques pour aller chercher la victoire et c’est cela que le public apprécie. Albert Champion est un show man, qu’il soit sur sa moto ou sur sa bicyclette, il sait faire le spectacle. Selon le journal « The Evening Star », c’est sa collaboration avec Henri Fournier, le célèbre pilote moto, qui lui a permis de développer de telles qualités en compétition. Vice-champion de France de demi-fond en 1891 et 1893, Henri Fournier est de huit ans l’aîné d'Albert Champion. En tant que pilote moto et automobile, il sera en 1901 et 1902, détenteur des records du monde du mile et du kilomètre à moto et il remportera de très nombreuses courses en Europe et aux
Etats-Unis.

Albert Champion

 

 

 

 

 

Source : The Indianapolis journal, Septembre 21, 1900

 

1900, n'aura pas été pour Albert, l'Eldorado espéré. Ayant très peu couru, ses revenus ont été bien loin de ce qu'il avait pensé obtenir à son arrivée dans le pays. Sur son maigre salaire d'ouvrier il a malgré tout prélevé chaque mois une part pour envoyer à sa mère qui continue à élever seule ses frères et sa sœur. Il ne reste ensuite pas grand-chose pour offrir un billet et surtout une situation stable à sa chère Elise. Les succès et les records qu'il a obtenu en fin de saison ont mis un peu de beurre dans les épinards mais surtout ils lui ont redonné un moral de gagneur.

Durant l'hiver 1901, il pratique avec assiduité l'entraînement en compagnie de ses coéquipiers du Team Orient, Harry Elkes et Johnny Nelson. L'importante somme de travail qu'il fournit durant de longues semaines lui permet de retrouver progressivement la forme et de se rapprocher de son meilleur niveau. Hélas le démon de la vitesse combiné avec le besoin d'argent le poussent à nouveau à courir sur tricycle à moteur et encore une fois cela va mal se terminer pour lui. Quelques jours avant Noël 1900, il est opposé à son ami Henri Fournier lors d'une compétition sur tricycle à moteur au Coliseum Park Square de Washington. Fournier est à l'époque un des meilleurs pilotes du monde. Tous les deux sont des gagneurs, et ne voulant céder ni l'un ni l'autre, ils poussent leur machine au maximum. Finalement à la sortie d'un virage serré, ils perdent tous deux le contrôle de leur tricycle et finissent dans les sièges des spectateurs. Les deux pilotes auront pendant quelques jours le temps de parler techniques et d'évoquer les amis communs de France car ils se réveilleront tous les deux dans la même chambre d'hôpital. Albert Champion est soigné pour une fracture au bras.

Pourtant Albert est désormais dans une dynamique que rien n'arrête et le 4 janvier 1901, toujours nanti de son plâtre, il reprend la compétition et bat le record américain du mile détenu par son ami Harry Elkes en réussissant 1 minute 37 secondes, soit plus de 59 km/heure. Albert n'a pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin, et au début de l'année 1901, il récupère pour son tricycle, un moteur De Dion-Bouton considéré comme le plus puissant monocylindre existant. Avec son nouveau moteur il espère battre encore de nouveaux records et être le leader incontesté de cette discipline.

Les choses ont beaucoup changé en quelques mois pour Albert. Il en est sur maintenant, aux États-Unis, il a trouvé ce qu’il cherchait pour la poursuite de sa carrière de stayer et de pilote. Ici tout est organisé à grande échelle pour satisfaire un public friand de ce genre de spectacle Les rémunérations attractives et la création en juin 1901, d'un circuit professionnel permettant aux coureurs retenus de s'affronter régulièrement lors de meetings de juillet à septembre sont, pour lui, une source de motivation supplémentaire…

Inspiré de ce qui se fait déjà pour le baseball, des organisateurs ont l'idée de mettre en place un ensemble de compétitions regroupant les meilleurs stayers présents sur le sol américain. En agissant ainsi, ils ont la certitude d'avoir, tout au long de la saison, des épreuves de haut niveau qui attireront en masse les spectateurs. Dans ce système, tous le monde est gagnant qu'il s'agisse des directeurs des cinq vélodromes associés au projet : Boston, New York, Philadelphie, Pittsburgh et Providence ou des coureurs concernés.

 


The Minneapolis journal, 14 Juin 1901

Les coureurs retenus pour participer à ce circuit des villes de la côte Est des Etats-Unis, ont pour nom Jimmy Michael, Tom Linton, Willy. Stinson, Bobbie Walthour, Floyd MacFarland et Albert Champion. Hormis le français Constant Huret, le néerlandais Piet Dickentman et l’allemand Taddäus Robl, on peut dire qu’il y a là, ce qu’il se fait de mieux dans le demi-fond au niveau mondial.

 

 

 

 

 

The Omaha Daily Bee, 23 juin 1901

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce début de XXème siècle, la piste américaine se professionnalise et cette même année, un autre circuit professionnel destiné aux coureurs de longue distance et de Six Jours se met également en place : the National Cycling Association Grand Circuit. Il comprend au total 56 jours de courses entre le 6 juillet et le 8 septembre, pour 16 vélodromes : Newark, Cambridge, Worcester, Baltimore, Pittsburgh, Buffalo, Washington, Hartford, Providence, New Haven, Syracuse, Troy, Cleveland, Toledo, Dayton et Indianapolis.

Durant cette période, Albert Champion multiplie les compétitions y compris en dehors de ce contrat qui apparemment ne comporte pas de clause d'exclusivité. Il affronte et bat notamment le 7 août au vélodrome Charles River Park  un immense champion, Major Taylor, le premier noir à avoir décroché le titre mondial dans l’épreuve de vitesse sur piste. Cette victoire ne fut pas très difficile à obtenir pour Albert Champion, car son adversaire était un pur sprinter dont les qualités s'exprimaient sur des distances plus courtes. Lors de ce match disputé sur 5 miles derrière tandem à moteur, Albert tombe un nouveau record du monde. C'est le début d'une très longue série.

 

Désormais sur de nombreuses distances, sur son vélo mais aussi sur une moto, ou sur un tricycle, Albert Champion va se constituer un palmarès impressionnant et conquérir de très nombreux records, améliorant sans cesse ses propres performances en tirant chaque fois le maximum des avancées technologiques qui font sans cesse gagner de la vitesse à ces nouveaux engins. Ainsi de septembre 1901 à janvier 1902, il bat sur moto (motor bicycle) le record des 5 miles, le 20 octobre, le record du mile, le 5 septembre, le 22 septembre, le 27 octobre, le 2 janvier et enfin le 14 janvier (à deux reprises), ainsi que tous les records de 2 à 10 miles, le 3 novembre.

 

 

 

De mai à septembre, Albert Champion prend part à 40 courses de demi-fond dans le cadre du nouveau circuit professionnel de la côte Est. Les épreuves, opposant deux à quatre coureurs sont composées de trois manches allant de 10 à 25 miles. Au total, il prend donc le départ de 120 courses. Dans une forme éblouissante, Albert s'impose à 29 reprises (sur 40 matchs). Financièrement c'est le jack pot. Les barèmes du circuit professionnel sont identiques pour toutes les épreuves quel que soit le vélodrome et les participants. Ainsi les coureurs sont rétribués en fonction de leurs résultats et pas en fonction de leur notoriété. Chaque victoire obtenue rapporte 250 dollars. 150 dollars sont attribués à chaque coureur classé. Un fixe minimum de 50 dollars est également octroyé à chaque stayer qui prend le départ de la compétition sans pouvoir terminer.
Sa participation au circuit professionnel assure ainsi environ 8 250 dollars de revenus à Albert. Pour le reste de l'année, c'est à dire environ huit mois, Albert occupe un poste d'ouvrier à la Waltham Manufacturing Company pour un salaire hebdomadaire de 25 dollars soit 800 dollars pour 32 semaines de travail. Selon les calculs faits par Peter Nye , les gains d'Albert se montent ainsi à environ 9 050 dollars. Il faut ajouter à cela un pourcentage sur les recettes octroyées aux coureurs par les organisateurs des meetings. L'argent ainsi gagné couvre en général les frais engagés pour participer aux compétitions. Tout au long de l'année, Albert Champion a également effectué de nombreuses exhibitions sur une moto ou un tricycle. A chaque fois, Albert a probablement reçu un cachet pour faire le job. On peut raisonnablement penser que chaque nouveau record a dû lui valoir une rallonge substantielle de la part des organisateurs. Au total, on peut estimer que l'ensemble de ses revenus avoisinent les 10 000 dollars. Cette somme qui correspond à environ 285 700 dollars 2015 fait probablement d'Albert Champion, l'un des sportifs les mieux payés au monde en ce début du XXème siècle.

Avec l'argent gagné, Albert peut enfin faire venir sa fiancée Elise Delpuech et le couple s'installe dans une demeure victorienne sise au 63 Highland avenue à Cambridge. Les projets de mariage vont enfin pouvoir se réaliser.

Comme si cela ne suffisait pas, Albert Champion accepte le temps de quelques courses de devenir l'entraîneur de Jimmy Michael dont il est considéré comme un ami proche. A vivre ainsi à 100 à l’heure, au propre comme au figuré, Albert Champion s’expose, prend des risques toujours plus grands et il flirte bien souvent avec les limites. Certes, les records tombent et la victoire est bien souvent au rendez-vous mais la mort, elle aussi, n’est jamais très loin. C'est le prix du danger.

Traduction :

« Albert Champion, le motard français, a frôlé la mort hier, quand un essieu de son tricycle à moteur s'est cassé sur la route entre Mount Vernon et Yonkers, NY (New York).
Champion roulait à une vitesse d'environ soixante-dix miles à l'heure, avec une nouvelle machine, quand l'essieu s’est brisé et la machine est allé heurter le talus. Champion a été projeté un peu plus loin, les os de sa main gauche cassés, la tête et le corps sévèrement lacérés. Il a réussi à atteindre une ferme à proximité, où un médecin a été appelé pour panser ses plaies. »


« The Evening Star », 29 Octobre, 1901

 

Outre le talent, il faut aussi avoir de la chance pour échapper à la mort quand un essieu se brise alors que la machine est lancée à plus de 100 kilomètres à l'heure sur une route de campagne. La chute fût sévère mais l’homme est solide et c’est à pied qu’il réussit à rejoindre une ferme proche où il se fait soigner. Albert Champion s’en tire cette fois ci avec des fractures à la main gauche et de nombreuses et profondes plaies à la tête et au corps. Comme tous les grands sportifs, Albert supporte bien la douleur et surtout il récupère beaucoup plus rapidement qu'un sédentaire. Moins d’une semaine plus tard, le 3 novembre, Albert Champion est de nouveau sur piste et il est en pleine possession de ses moyens. Sur sa moto, il bat tous les records de vitesse de deux à dix miles, lors d’une exhibition donnée sur la piste de Vailsburg à Newark.

Malgré son habileté reconnue par tous, les accidents dont il est victime sont très nombreux car il ne fait jamais semblant et qu'il s'agisse d'une course ou d'une simple exhibition, Albert Champion, quoi qu'il puisse lui en coûter, donne son maximum. Ainsi lors d'une démonstration qu'il réalise en intermède lors de la dernier journée des six jours de New York au Madison Square Garden, le 14 décembre 1901, il est à nouveau à terre. Outre de nombreuses brûlures sur le côté droit, il s'en tire avec deux doigts de la main droite cassés ce qui nécessite la pose d'une attelle.

L’accident se produit dans le tristement célèbre virage surnommé « dead man curve », (littéralement la courbe de l'homme mort, ndlr) qui avait déjà coûté la vie à John Nelson, trois mois plus tôt, le 4 septembre 1901. Albert Champion, qui selon l’article du New York Tribune en date du 15 décembre 1901, roulait à une vitesse vertigineuse, ne réussit pas à négocier « the dead man curve » et après avoir heurté la glissière, il fut projeté sur un de ses adversaires, Billy Munroe, qui lui, fort heureusement, en sorti indemne. Le français a immédiatement été évacué de la piste avec des plaies et des contusions multiples. Compte tenu de son état, le coureur français est transporté à l'hôpital Bellevue pour y être soigné.

Avec les morts tragiques de Harry Miles et William Stafford, les entraîneurs de Stinson l’année précédente et celle de Johnny Nelson, c'est au tour du canadien Archie McEachern de disparaître. Victime d’une chute à Atlantic City, New Jersey, le 13 mai 1902, le stayer est évacué vers l'hôpital le plus proche. Atteint d'une hémorragie, la poitrine écrasée et le poumon perforé, il décédera peu après.

Albert Champion voit, en peu de temps, disparaître deux pacers et surtout deux stayers qu’il côtoyait régulièrement depuis son arrivée aux USA, mais cela ne freine aucunement ses ardeurs. Champion, tout comme Joe Nelson, le frère de Johnny et tous les autres ne montre aucune envie de quitter la piste. Le goût de la vitesse, les sensations qu'elle procure, le plaisir d'entendre la foule applaudir, l'argent que l'on gagne tellement plus facilement qu'à l'usine incitent ces hommes passionnés à mettre leur vie en jeu à chaque course. Les coureurs n'envisagent même pas de mettre un casque de protection comme cela se fait déjà dans le football américain.

Ce n’est que le début de l’hécatombe qui va bientôt frapper les stayers, quand les vitesses atteintes par les machines et les hommes vont s’envoler. Pour lors, les stayers travaillent encore avec des tandems et ce n’est que dans les années suivantes que les motos qui vont les remplacer, atteindront des vitesses phénoménales.

 

En ce qui concerne les tandems qui à l’été 1902, sont les seuls engins utilisés aux USA, la progression de la vitesse provient, comme l’explique fort bien un article du journal « The Evening Star en date du 1er juillet 1902, de l’augmentation de la puissance des moteurs mais aussi de la façon de s’abriter qui désormais est réglementé. Pour protéger son stayer, l'homme assis à l'arrière du tandem a une position de plus en plus reculée ce qui nuit à la maniabilité et à la stabilité des tandems.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour mémoire, le record de l’heure derrière entraîneur qui était de 55,898 kilomètres en août 1898 (Harry Elkes) dépasse les 65 kilomètres en juin 1901 (Thaddeus Robl) pour atteindre 91,893 kilomètres dans l’heure, le 21 juin 1906 (Thaddeus Robl). Cette progression de 36 kilomètres à l’heure, en seulement huit ans, traduit l’évolution fondamentale d’une discipline qui abandonne les tandems à pétrole pour des motos aux moteurs de plus en plus surdimensionnés. Offrant un abri coupe-vent potentiellement plus important que celui des tandems, les motos présentent aussi l’immense avantage de n’avoir besoin que d’un pilote, ce qui pour un stayer diminue sensiblement les frais. De plus en plus puissantes, et donc de plus en plus rapides, les motos vont en quelques années modifier profondément le demi-fond. Certaines pistes notamment les pistes indoor qui sont généralement plus courtes deviennent inadaptées pour la pratique du demi-fond. Alors qu’en 1898, les vélos utilisés par les stayers ne différaient pas fondamentalement de ceux des autres pistards, ils ont évolué parallèlement à l'augmentation de la vitesse pour permettre aux coursiers d’obtenir un abri optimal. La fourche peu à peu s’inverse, la taille de la roue avant diminue et bientôt la tête du stayer touche quasiment le dos de l’entraîneur pilote, qui se tient raide et droit sur sa machine pour protéger son coureur… Dans ses conditions, le moindre petit écart pouvait être fatal, mais cela n'a jamais dissuadé un stayer de se mettre en piste. La vitesse pour ses hommes de sang-froid est beaucoup plus qu’une simple passion, c’est une véritable drogue à laquelle Champion comme les autres est incapable de résister.

A l’époque, les moteurs des tandems d’entraînement d’Albert Champion sont considérés comme les meilleurs du monde et comme il s'investit pleinement dans leur préparation, il acquiert en ce domaine une grande réputation qui lui sera, plus tard, très utile. Mais pour lors, Albert Champion ne songe probablement pas le moins du monde à sa reconversion. Il a seulement 24 ans et il n’a qu’une envie : continuer les compétitions de demi-fond et les courses de moto. Pour lui c'est un plaisir  mais c'est aussi le meilleur moyen qu'il connaisse pour gagner beaucoup d'argent et offrir une vie agréable à sa future épouse.

En flirtant continuellement avec les limites, Albert Champion a battu de nombreux records et séduit le public par son adresses et son pilotage incisif. Les qualités de pilote qu’il a démontré tout au long de la saison 1901 pourraient probablement lui permettre d’orienter définitivement sa carrière vers les engins motorisés mais le vélo reste sa grande passion et c’est avec le plus grand sérieux qu’il prépare la saison 1902. Au début de l'année, Charles Metz vend son entreprise, the Waltham Manufacturing Company. Albert est toujours sous contrat avec la société mais le départ d'un homme qu'il connaît et apprécie l'incite à bouger. Il souhaite s'inscrire au Madison Square Garden Syndicate de James C. Kennedy, surnommé « Big Jim », Patrick T Powers et leur assistant technique Eckardt pour obtenir des contrats mais il est victime de sa notoriété en tant que pilote de moto. Big-Jim est avant tout spécialisé dans le baseball. Il est manager d'une des plus célèbres équipes de l'époque the  Brooklyn Gladiators et il ne connaît pas grand-chose au cyclisme. Il ne voit pas Albert comme un coureur mais plutôt comme un excellent entraîneur et il lui propose d'être le pacer d'un nouveau venu dont il pense le plus grand bien, le britannique Tommy Hall. Certes Albert Champion aime la vitesse et rouler à fond sur une piste en toute tranquillité, sans craindre la police est un grand plaisir pour lui mais il n'a pas, loin s'en faut, abandonné toute ambition en tant que coureur. Bien au contraire, la proposition de Big Jim qu'il ne comprend véritablement qu'après la signature de son contrat, passe mal et dans son for intérieur il n'a qu'une idée en tête, lui montrer qu'il est le meilleur coureur de demi-fond sur le sol américain.

En février 1902, Albert s'installe en compagnie d'Elise, dans le quartier de Brooklyn où se trouve une petite communauté française. De là, il part seul en train pour Washington DC afin de s'entraîner au Coliseum dans un climat plus tempéré que celui de Boston. L’année 1902 est une année charnière dans la vie et dans la carrière d’Albert Champion. La douceur du climat de Washington réussit fort bien à Albert Champion qui a travaillé durant des mois comme un forcené. Cela paie et il est à nouveau au sommet de son art. Il aurait aux dires de certaines sources, au cours de l'année, battu plus de 100 records des Etats Unis. Parfois dans un raccourci plein de fierté et de nationalisme, ces records deviennent même des records du monde… Il est la star du Team Kennedy Powers. Durant le premier semestre, il bat tous les stayers en activité sur le sol américain. Bobby Walthour est défait trois fois, tandis qu'Harry Elkes  tout comme Floyd McFarland, Tom Butler, George Leander, le gallois Tommy Hall, Howard Freeman et Basil de Guichard subissent la loi du petit Frenchie à deux reprises

La rencontre avec Basil de Guichard est très importante dans la vie d’Albert Champion et il faut nous arrêter quelques instants sur celui qui deviendra bien plus que le bras droit de Champion jusqu’à la mort de ce dernier. En ce début d'année 1902, Harry Elkes, qui est à nouveau parti courir en France, revient aux Etats-Unis avec un jeune prodige que tout rapproche de Champion. Né à Denver probablement du fait d’un déplacement professionnel de son père, Basil B. De Guichard vit en France depuis l’âge de cinq mois. Parlant couramment l'anglais, Basil de Guichard né le 28 décembre 1885, est considéré comme un grand espoir du demi-fond. Pour les américains, il est français et pour la France, si l’on en croît la revue de l’Union Vélocipédique de France, il ne l'est pas, bien que sa famille, ses aïeux et bisaïeux soient français  

Basil B. De Guichard a pris par à sa première course en France, le 2 septembre 1900, et très vite il s’est imposé, malgré son tout jeune âge, parmi les meilleurs amateurs français. Vainqueur d’une course de 100 kilomètres organisée par l’UVF, Saint Germain, Ressons-l’Abbaye et retour le 7 octobre 1900, il bat le 26 octobre, le record amateur des 100 kilomètres sur route derrière entraîneur.

Début 1901, il s’impose successivement dans Saint Germain-Mantes puis dans Paris-Neauphle (ex æquo avec Trippier), avant de remporter le Championnat de France amateurs des 100 kilomètres et d’établir le record du monde amateur du kilomètre, départ arrêté en 1 minute 8 secondes, soit un temps inférieur au record du monde professionnel détenu alors par le Français César Simar.

 

 

 

 

 

La Vie au Grand Air, 4 août 1901, Photographie de Jules Beau

http://gallica.bnf.fr/,

 

Comme Champion, Basil de Guichard a travaillé chez Clément et comme lui il veut faire carrière aux Etats-Unis. Très vite, Albert Champion le prend sous son aile mais il ne parvient pas à l'imposer au sein de son équipe et c'est finalement pour « the Rambler Bicycle » que Basil de Guichard va courir. Bien des années plus tard, alors que « the Rambler Bicycle « sera devenu « the Rambler Motor Company », il épousera d'ailleurs la fille du Président de la société.

Auréolé d’une excellente réputation, le jeune prodige arrive aux USA au milieu de l’année 1902, pour tenter sa chance sur les pistes américaines. Albert Champion et lui vont se croiser dans les vélodromes et ils vont être adversaires à plusieurs reprises. Le plaisir de retrouver un compatriote avec qui s’exprimer dans sa langue natale rapproche très vite les deux hommes. Albert Champion a sept ans de plus que Basil De Guichard et lui qui avait été surnommé le gosse par la presse parisienne se reconnaît dans ce gamin ambitieux, plein de fougue et de talent. A priori pourtant les deux hommes n’ont pas grand-chose en commun si ce n’est de parler la même langue et de s’être expatrier pour les mêmes raisons sportives. Autant Albert Champion est un leader, un fonceur un homme charismatique autant Basil De Guichard semble discret, sérieux presque effacé à ses côtés. Pourtant jusqu’à la mort d’Albert Champion, ils seront inséparables et Albert pourra toujours compter sur la fidélité et le dévouement de son ami.

Il est difficile d’établir une chronologie exhaustive des records d’Albert Champion pour les années 1902 à 1904, tant ils sont nombreux, et, il faut bien le reconnaître, bon nombre d’entre eux, sans grand intérêt sportif. Aujourd'hui, sont homologués comme records officiels, uniquement des performances réalisées sur des distances ou des durées symboliques selon des règles précises établies par l'Union Cycliste Internationale : le record du kilomètre et le record de l’heure sont, à ce titre, nos valeurs étalons. Au début du XXème siècle, période visiblement très friande de records, toutes les distances sont prises en compte. Ainsi le samedi, 7 juin 1902, Albert Champion n’établit pas seulement la meilleure performance mondiale sur 25 miles mais il bat tous les records du monde des 15 au 25 miles. La semaine suivante, il récidive en battant à la fois le record du mile et le record du 10 miles.

Ses exploits suscitent l’enthousiasme du public qui est littéralement estomaqué par les vitesses atteintes par le petit Français. La performance humaine fascine les hommes et les femmes de ce temps. Pour comprendre cet engouement il faut bien garder en mémoire qu’en 1900, il n’y a finalement qu’une quarantaine d’année que l’homme a découvert, avec le vélocipède le moyen de se mouvoir seul sans assistance animale ou mécanique. Les vitesses atteintes par les cyclistes derrière leurs tandems à moteur impressionnent et frappent l'imagination car pour le commun elles demeurent inatteignables et par la même inimaginables. Aujourd’hui la vitesse et on pourrait même parler de la grande vitesse fait partie de notre quotidien. En 1902, ce n’est pas le cas, seuls, peut-être, les très rares propriétaires de voitures haut de gamme peuvent se targuer d'atteindre des vitesses supérieures aux meilleurs stayers.

Albert Champion

De cette hécatombe, il convient de retenir avant tout qu'elle est l’œuvre d'un seul homme. Peu importe les temps réalisés ou les distances sur lesquelles les marques sont prises, l'omniprésence d'Albert sur le devant de la scène, nous montre d'abord le formidable niveau auquel il évolue. De 1902 à 1904, il est probablement le meilleur stayer du monde et l'un des meilleurs pilotes moto sur circuit.

Toujours plus vite, telle pourrait être sa devise. Albert grâce à ses connaissances mécaniques, abaisse  sans cesse le chronomètre mais il sait que la gloire est éphémère et que ses records ne tiendront pas très longtemps alors il souhaite marquer l'histoire en devenant le premier homme à descendre sous la minute sur la distance d'un mile. Les premières fois, quand il affirme aux journalistes que cela arrivera très bientôt, il passe soit pour un visionnaire soit pour un prétentieux. Cette vitesse moyenne d'environ 96 kilomètres à l'heure paraît totalement folle pour les profanes, d'autant qu'au moment où Albert commence à l'évoquer, le record en est très loin.

 

Albert Champion est au sommet de son art, techniquement et physiquement. L’amélioration continue et régulière des records est bien évidemment en grande partie liée à la progression des machines mais en ce domaine, il est aussi l'un des meilleurs. Il connaît parfaitement les capacités de ses tandems d’entraînement qui, comme nous l’avons déjà dit, sont préparés sous sa direction. Les meilleurs stayers du circuit ont tous, peu ou prou, le même niveau physique mais pour l'heure, il a une petite marge de manœuvre vis-à-vis de ses adversaires à la fois grâce à un entraînement rigoureux et à ses machines techniquement plus performantes et plus fiables que celles de la concurrence. Avant et après chaque course il leur porte une attention toute particulière et, une fois sur la piste, ses qualités de stayer hors pair lui permettent d'en tirer le meilleur parti.


The Evening World, 27 juin 1902


Accumulant les succès au grand dam de ses adversaires, Albert Champion est  l’homme à battre mais à chaque sortie il tient son rang et à Manhattan Beach comme ailleurs, il atomise ses adversaires et établit encore de nouveaux records. En ce mois de juin 1902, Albert Champion qui, à quasiment chacune de ses sorties, améliore le record du mile, pressent que le barre de la minute pour couvrir la distance devrait être assez rapidement atteinte. Être le premier à passer sous cette barre symbolique l'obsède de plus en plus. Il connaît la valeur des symboles. Celui qui le premier y parviendra, bénéficiera d'une reconnaissance publique et de retombées économiques indéniables. Il a très envie de marquer de son empreinte, l'histoire du sport de ce pays où il se sent de plus en plus chez lui.

 

Alors que son meilleur temps, qui est également le record du monde de la distance, est encore nettement supérieur à 1 minute et quinze secondes, il annonce tranquillement dans la presse que sous peu les meilleurs stayers franchiront la barre de la minute. Pour ceux qui ne connaissent pas Albert Champion, ses propos peuvent passer pour des fanfaronnades ce qui n'est pas du tout le cas.  Jamais tout au long de sa carrière, Albert Champion n'a fait d'annonces à la légère. Ce n'est pas dans sa façon de faire. Bien au contraire quand il évoque ainsi un objectif auprès des médias, nous pouvons être certains qu'il y a déjà sérieusement et méthodiquement réfléchi afin de se donner les moyens d'y parvenir.

A la lecture de l'article du Minneapolis Journal du 28 Juin 1902, on peut également se demander si Albert Champion n’est pas déjà un excellent communiquant et un businessman avisé. Quand il déclare qu’il aurait pu courir le mile en une minute et cinq secondes si cela avait été nécessaire, s’agit-il d’un simple constat de son état de forme et de ses impressions de course ou bien devons-nous lire entre les lignes et comprendre que, volontairement, il en « garde sous la pédale » et qu’il préfère, comme le fera bien des années plus tard, dans une autre discipline, le perchiste Serguei Bubka, battre les records par petites touches afin de monnayer au mieux ses performances.

Plusieurs records du monde et 19 victoires consécutives font d’Albert Champion, la star du demi-fond aux États-Unis pour cette année 1902. Rien ni personne ne semble pouvoir l’arrêter tant il domine son sujet et maîtrise toutes les velléités de ses adversaires, quand bien même ceux-ci sont ligués contre lui. Il y a bien évidemment un certain patriotisme des stayers américains. Si chacun, en son for intérieur, rêve d'être le premier à faire tomber le petit français, la plupart sont prêts à s'entendre pour faire enfin chuter cet étranger qui leur dame le pion depuis plusieurs mois.

Pourtant, si l’on en croit un article du Washington Times, en date du 15 juillet 1902, la saison d’Albert Champion est une véritable surprise car ses précédentes saisons n’avaient pas été probantes. Certes, il avait décroché quelques belles victoires mais jamais il n’avait été dominateur et ses résultats, trop irréguliers, donnaient de lui, une image de coureur certes doué mais trop inconstant et fantasque pour être considéré comme un grand stayer.

Certes Albert Champion a très peu couru en 1900 mais en 1901, il a déjà réalisé une grosse saison dont l'auteur de l'article ne semble pas se souvenir pour mieux insister sur la progression du stayer français.

Plusieurs éléments peuvent expliquer la somptueuse saison d’Albert Champion. Notons tout d’abord qu'il est naturellement très doué et qu’à 24 ans, il arrive tout simplement à maturité, après déjà huit ans de carrière.

Durant les deux précédentes saisons, Albert Champion s’était beaucoup dispersé, en participant à de nombreuses exhibitions avec son tricycle et l'on peut penser que le changement d'équipe à l'intersaison n'est pas pour rien dans le renouveau du stayer français. Jim Kennedy, son nouveau manager en souhaitant l'orienter d'abord vers une carrière à moto, l'a mis au pied du mur et il l'a obligé à réagir ce qu'il a fait de la plus belle des manières. En canalisant son énergie et en prenant conscience de son formidable potentiel, Albert Champion, a gagné en sérénité et surtout il a retrouvé cette formidable confiance en lui qui l'animait à ses débuts.

Après plus de deux ans de solitude, la présence d'Elise à ses côtés n'est probablement pas étrangère au renouveau d’Albert. Auprès d'elle, il trouve la stabilité affective qui lui faisait défaut depuis son exil. Désormais il n'est plus seul. C'est une vie de couple qui s'organise. Il peut se confier, parler dans sa langue maternelle, construire avec elle des projets et surtout, le soir, quand il rentre chez lui il ne se retrouve pas en tête à tête avec sa solitude.

Les articles élogieux se succèdent, suivants en cela le rythme effréné imposé par Albert, dont chaque nouvelle sortie ou presque est synonyme de victoire et de record. Fort logiquement ses adversaires font l'impossible pour comprendre ce qui fait pour le moment la supériorité technique de ses tandems à motorisation française. En ce domaine, les coureurs ont toujours été à la recherche d’améliorations leur permettant de gagner quelques dixièmes de seconde et ainsi obtenir un avantage sur leurs adversaires. La puissance des moteurs, leur fiabilité mais également l'abri fourni par la machine et son pilote (le pacer) sont observés à la loupe. Les choses ont cependant beaucoup évoluées depuis les débuts du demi-fond. Ce n’est plus désormais le grand n’importe quoi, comme cela avait été le cas durant de nombreuses années. Chaque stayer était libre d'utiliser le mode d’entraînement qu’il souhaitait ou plus prosaïquement qu’il pouvait s’offrir. Les règles relatives aux tandems à moteur, adoptées par la NCA (National Cycling Association) ont porté un coup d'arrêt à de nombreuses pratiques visant à améliorer l’aspiration fournie par la machine souvent au détriment de la sécurité des pilotes et des coureurs. Certes il y a toujours de petits malins qui tentent de contourner la loi mais désormais les stayers dans leur ensemble, désirent avant tout être sur un pied d’égalité au départ des courses. Ainsi selon un article du 13 juillet 1902 publié par The Saint Louis Republic, les stayers demandent que les tandems d’entraînement soient désormais de puissance équivalente au départ des courses. Jusqu'à cette date, sur les pistes américaines cohabitaient des machines de 4, de 8 et même de 9 chevaux, ce qui bien évidemment ne pouvait pas produire des matches équilibrés…

Si l'on en croit cet article, dix neufs coureurs professionnels de demi-fond sont répertoriés. Ils constituent le peloton évoluant dans les différents vélodromes de la côte Est des États-Unis. Parmi eux, on retrouve aux côtés d'Albert, quelques-uns des meilleurs stayers du moment : Bobbie Walthour, Harry Elkes, le Britannique Tommy Hall, Floyd Mac Farland ou George Leander. Ces hommes sont des habitués des vélodromes internationaux. Ils sont déjà venus à plusieurs reprises en Europe exercés leurs talents contre de substantiels cachets. Aux États-Unis, Bobbie Walthour et Harry Elkes jouissent d'une forte popularité et sont considérés comme les deux meilleurs stayers du pays.

D'autres coureurs comme John King, James Hunter, W. S Fena, F J Caldwell, Gus Lawson ou Johnny Lake évoluent un ton en dessous. Malgré tous leurs efforts, ils ne réussirent jamais à percer réellement sur le circuit américain. Les courses réunissant désormais 4 à 6 coureurs, ils ne sont, bien souvent que les simples faire-valoir, des deux ou trois cadors invités par l'organisateur. Pour eux l'argent ne coule pas à flot. La vie n'est pas facile pour ces seconds couteaux animés d'une profonde passion pour leur sport. Ainsi pour demeurer dans ce milieu qu'il aimait tant Gus Lawson devint, à l'issue de sa carrière, un excellent entraîneur (pacer). Il exerça ses talents en Amérique ainsi qu'en Europe, au service de coureurs comme Georges Guignard et il trouva la mort dans un accident sur la piste de Khöln (Cologne) le 7 septembre 1913.

Comme le fait fort justement remarquer l'auteur de l'article du Saint Louis Republic, la quasi totalité des records établis en 1901 ont été améliorés, en 1902, beaucoup plus rapidement que les années précédentes. La durée de vie des records est de plus en plus brève et cela traduit fort bien l’accélération des progrès techniques.

Albert Champion profite durant ces quelques mois d'une forme exceptionnelle et de l'efficacité de ses puissantes machines pour engranger les victoires et les records. Tout va si vite que même les journalistes sportifs finissent par y perdre leur latin comme en témoigne les articles relatant le record de l'heure établit par le stayer français le 15 juillet.

Ainsi l'édition de la nuit du journal “the Evening World” du 18 juillet, après avoir rappelé qu'il y avait eu tout d'abord une erreur relative à la distance parcourue par Albert annonce de manière très officielle que le français a établi un nouveau record en parcourant 43 miles et 1147 yards en une heure, (70,250 km/heure, ndlr). Pourtant le Washington Times , trois jours plus tard, indique qu'Albert Champion a réalisé 41 miles et 365 yards, ce qui constitue une distance inférieure au record de Elkes qui, toujours selon The Evening World, est alors de 41 miles et 688 yards.

Si l'on en croit son biographe Edouard de Perrodil, Albert Champion est alors entraîné par Tournier et Jalabert, un équipage français en qui il a toute
confiance.

Une forme aussi exceptionnelle ne dure hélas qu’un temps et la fin de la saison 1902 voit Albert Champion connaître plusieurs défaites successives. Il est battu par Harry Elkes et surtout par Bobbie Walhtour plusieurs fois consécutivement. Grâce à une fin de saison remarquable,  Walhtour décroche le titre de champion des États-Unis de demi-fond et s’empare en quelques semaines, de la plupart des records détenus par le Français.

Selon « The Deseret Evening News » en date du 13 septembre 1902 , Bobbie Walhtour est invaincu depuis six semaines soit la fin du mois de juillet, date à laquelle il a reçu ses nouvelles machines d’entraînement. 

Malgré les réglementations tendant à mettre le plus possible les coureurs sur un pied d’égalité, notamment en ce qui concerne la puissance des moteurs, il parait évident que la domination de Bobbie Walhtour, après celle d’Albert Champion, n’est pas lié aux qualités intrinsèques du coureur, pourtant bien réelles, mais plus sûrement aux performances supérieures des machines du coureur américain qui désormais, supplantent celles du coureur français et de tous ses autres adversaires sur le sol américain. La domination sans partage d'un coureur puis d'un autre ne peut trouver une explication logique que dans une différence significative du niveau de performance des machines d'entraînement.

Pour certains points, les courses de demi-fond ont contribué à l’amélioration technique des tandems puis des motocyclettes car les exigences des stayers souhaitant toujours plus de puissance et de fiabilité, ont poussé sans cesse les constructeurs sur le chemin du progrès. Les coureurs qui, comme Albert Champion; s'intéressaient réellement à la mécanique, avaient un avantage indéniable sur leurs concurrents.

Au total, Albert Champion termine la saison avec 48 victoires. Ses gains se montent à environ 12000 dollars soit plus de 334 000 dollars de 2015 . En prenant un taux de change moyen pour l'année 2015, on peut estimer les revenus d'Albert à 298 000 euros. Ces gains très importants à une époque où le professionnalisme n'en était qu'à ses débuts sont pourtant tout à fait réalistes car ils sont à peine supérieurs à ceux obtenus par les meilleurs stayers européens et pour lesquels nous possédons des informations dignes de foi.

En Europe, selon «L'Express de Neuchâtel » qui cite un article de Gaétan De Knyff publié dans le journal « le Matin », le record des gains des stayers en Europe serait alors détenu par Constant Huret avec 63 000 francs en une année, devant Tom Linton et Jimmy Michael avec 60 000 francs. Selon une autre source, un article du journal « La Presse » du 23 novembre 1904, le stayer allemand Taddeus Robl aurait engrangé 52 800 francs de gains sur les pistes allemandes au cours de la saison. Les gains de Constant Huret (63 000 francs de 1902) équivalent à un peu plus de 243 000 euros de 2015

Albert et Élise se marient le 31 octobre 1902 à la mairie de Cambridge (Cambridge City Hall). A cette date, les choses ont profondément évoluées dans l'esprit d'Albert. Il gagne bien sa vie en pratiquant des activités qui lui plaisent et le mode de vie américain qu'il a découvert à son arrivée, est en adéquation avec son envie de bouger et d'entreprendre. Il envisage désormais de s'installer définitivement sur le territoire américain

Dans tout ce qu’il entreprend, Albert Champion a toujours mis une volonté farouche et une énergie débordante pour réussir. C’est aussi un homme sanguin, têtu, parfois versatile ce qui par le passé, a été préjudiciable à sa carrière. Les défaites de la fin de saison 1902 passent mal et Albert Champion qui a énormément travaillé pour réussir à revenir au plus haut niveau, est profondément vexé. Consentir autant de sacrifices pour de tels résultats ne l'intéresse pas. Profitant de l'argent gagné durant l'année pour réaliser son projet dans les meilleures conditions, il décide de tourner la page et de se consacrer aux courses de moto. Cette reconversion, compte tenu de ce qu'il a montré, paraît à sa portée mais en fait ce n'est pour lui qu'une étape, un moyen pour aller vers son autre grande  passion, la course automobile.

                                                          NOTES

III) En route vers les sommets

« The Fast Time of Albert Champion »Peter Nye, p 123

La vie d'Alexander Winton http://www.automotivehalloffame.org/

 www.6DayRacing.ca

Sur la carrière de Marshall Taylor voir Andrew Richie, « Major Taylor: The Extraordinary Career of a Champion Bicycle Racer », The Johns Hopkins University Press, 1996

Sources évoquant les différents records d'Albert Champion de septembre 1901 à janvier 1902 :

Los Angeles Herald, Number 341, 6 September 1901
  1 mile en 1 minute 29 secondes et 2/5

San Francisco Call,  24 September 1901 
1 mile en 1 minute 26  secondes  3/5 record indoor

San Francisco Call, 21 October 1901           
5 miles en 6 minute 25 secondes

Los Angeles Herald, 28 October 1901
1 mile en 1 minute 12 secondes  et 2/5

The Indiannapolis Journal, 4 Novembre 1901
5 miles en 6 minutes 22 secondes et 3/5
10 miles en 12 minutes 47 secondes et 1/5

San Francisco Call, 3 January 1902 
1 mile en 1 minute 26  secondes 2/5 record indoor

San Francisco Call, 14 January 1902 
1 mile en 1 minute 25  secondes 1/5 record indoor

Los Angeles Herald, 15 January 1902
1 mile en 1 minute 23  secondes record indoor

« The Fast Time of Albert Champion »Peter Nye, p 97

Calcul réalisé grâce aux information proposées par http://www.davemanuel.com/

« The Saint Paul Globe », 13 Décembre, 1901. « Jimmy Michaels rode a two-mile paced race, paced by Champion ».http://chroniclingamerica.loc.gov/

“The New-York tribune”, December 15, 1901 et San Francisco Call, 15 December 1901 http://chroniclingamerica.loc.gov/

Revue de l'Union Vélocipédique de France, Bulletin Officiel de juillet 1901 et Bulletin Officiel d'octobre 1901, rapport de la séance du 10 septembre.

Revue de l'Union Vélocipédique de France, Bulletin Officiel de 1901, rapport de la séance du 10 novembre

The Saint Paul globe, 29 Juin 1902 "http://chroniclingamerica.loc.gov/"

« The Evening Star », 4 septembre 1902,"http://chroniclingamerica.loc.gov/"

The Saint Louis Republic, 13 juillet 1902, rubrique “Cycle Gossip”, "http://chroniclingamerica.loc.gov/"

The Washington Times, 21 juillet 1902,"http://chroniclingamerica.loc.gov/"

« A. Champion, Ses victoires, Ses aventures, Son voyage en Amérique » Edouard de Perrodil, collection : Les étoiles de la piste, Stayers, 1904,

The Washington Times, 21 Juillet, 1902

Deseret Evening News, 13 Septembre 1902,  http://chroniclingamerica.loc.gov/
“Since he received his new pacing outfit, six week ago, Walthour has the enviable record of not having suffered defeat.”

Calcul réalisé grâce aux information proposées par http://www.davemanuel.com/
L'Express de Neuchâtel, édition du 25 septembre 1902, "http://www.lexpressarchives.ch/"

Albert Champion
Chapitre V

 
 
     

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